mercredi 27 décembre 2023

Bluegrass & Co., par Dominique Fosse

 

Jason CARTER

"Lowdown Hoedown"

Cri du 💚   

Jason Carter, 50 ans dont 30 comme fiddler du Del McCoury Band, n’avait jusqu’à présent publié qu’un album sous son nom, On The Move en 1997 (Le Cri du Coyote n° 50). Lowdown Hoedown, le second donc, est paru il y a déjà un an et lui a valu de remporter la récompense IBMA pour l’instrumental de l’année, grâce à une reprise de Kissimme Kid de Vassar Clements, enregistrée avec David Grier (guitare), Marty Stuart (mandoline), Jerry Douglas (dobro), Scott Vestal (banjo) et Dennis Crouch (contrebasse). C’est presque un paradoxe puisque Lowdown Hoedown est davantage un album de chanteur que de musicien. Jason Carter joue bien évidemment (très bien) du fiddle sur les treize titres, mais Kissimme Kid est le seul instrumental et Carter interprète lui-même toutes les chansons (il n’y en avait que deux dans son premier album solo). Jason Carter a un registre de baryton très intéressant mais il est également capable de porter sa voix dans un registre plus aigu pour chanter un titre bluegrass typique comme Highway 52 du regretté Dave Evans. On a la même impression de bluegrass classique avec The Likes Of Me. C’est pourtant une chanson country de Conway Twitty que Carter a apprise par Marty Stuart. Elle devient imparablement un standard bluegrass grâce à l’harmonie tenor de Del McCoury et au banjo de Scott Vestal (et non, ça n’a rien à voir avec la chanson homonyme interprétée par Tony Rice et régulièrement reprise par Billy Strings). Paper Angel est une jolie composition de David Grier, très bien arrangée (Grier, Sam Bush, Douglas, Vestal) sur un tempo rapide. King Of The Hill de Bruce Hornsby tend vers le newgrass avec notamment un solo de mandoline typique de Sam Bush. Le registre de baryton de Jason Carter fait merveille dans une très belle adaptation de The Six O’Clock Train And A Girl With Green Eyes, chanson oubliée de John Hartford, avec l’harmonie vocale de Billy Strings et une superbe partie de dobro de Jerry Douglas. C’est le titre le plus blues avec Dust Bowl Dream, une seconde composition de Grier avec une belle intro de guitare de ce dernier et une partie de dobro vintage de Jerry Douglas. Deux ballades plus calmes (avec Tim O’Brien et Aoife O’Donovan aux harmonies vocales) sont contrebalancées par deux swings. The Queen Of The Nashville Night est assez boogie. Sam Bush est à la mandoline et Jason Carter y joue un long solo de fiddle. Hoedown For My Lowdown Rowdy Days est plus surprenant, sauf quand on sait que c’est une composition de Danny Barnes. Ce dernier y joue du banjo électrique comme lui seul sait le faire. Jason Carter partage le chant avec Dierks Bentley. Carter et Tim O’Brien (mandoline) ont été inspirés par ce titre. Les deux dernières chansons sont jouées avec les membres des Travelin’ McCourys (ceux du Del McCoury Band avec l’excellent Cody Kilby à la place de Del qui, à 84 ans, est semi-retraité). Je ne suis pas trop amateur de Bird Song du Grateful Dead, joué façon jam band sur plus de 8 minutes avec un batteur, des impros instrumentales, de l’écho sur le fiddle et une mandoline électrique pour Ronnie McCoury. Par contre, Midnight Flyer est bien arrangé façon bluegrass classique et tient la comparaison avec les versions des Osborne Brothers et des Eagles. Un très bel album avec de bonnes chansons, bien chantées et très bien arrangées. J’aimerais que Jason Carter mette moins de 25 ans à sortir le prochain. 

 

Billy STRINGS

"Me / And / Dad" 

Les albums Home (2019) et Renewal (2021), et peut-être encore plus ses concerts, ont consacré Billy Strings comme la nouvelle star du bluegrass. Me / And / Dad ressemble à une parenthèse dans la progression fulgurante de sa carrière. Dans cet album, il interprète très classiquement 14 standards du bluegrass et de la country avec son beau-père Terry Barber (guitare) et quelques brillants musiciens de la génération ayant précédé la sienne : Ronnie McCoury (mandoline), son frère Rob (banjo), Michael Cleveland et Jason Carter (fiddle), Jerry Douglas (dobro) et Mike Bub (contrebasse). L’enregistrement de ce disque ne tient pas à un plan de carrière mais à la nécessité de le faire pendant qu’il est temps pour ne rien regretter plus tard. Terry Barber n’est pas le père biologique de Billy (son père est décédé quand il avait deux ans) mais Billy Strings le considère comme tel. Il lui a notamment transmis l’amour du bluegrass et lui a appris la guitare. C’est un album bien joué mais classique et presque sans surprise. Billy interprète sept chansons parmi lesquelles se distinguent John Deere Tractor (Larry Sparks) avec sa belle intro de guitare, Stone Walls And Steel Bars (Stanley Brothers) et ma préférée, Dig A Little Deeper (In The Well), tirée du répertoire de Doc Watson et des Oak Ridge Boys. Terry Barber chante quatre titres. Sa voix accuse son âge mais il ne se débrouille pas si mal dans Life To Go de George Jones, et les duos de Billy et Terry sur tous les refrains ont quelque chose de réellement émouvant (par contre, I Heard My Mother Weeping de Carl Story chantée par les parents de Billy n’était pas vraiment indispensable). Il y a aussi deux instrumentaux dans Me / And / Dad. Peartree de Doc Watson est joué en formation bluegrass complète alors que le traditionnel Frosty Morn est joliment arrangé en duo guitare / banjo clawhammer (avec Billy au banjo). 

 

Robbie FULKS

"Bluegrass Vacation" 

Robbie Fulks s’est fait connaître comme chanteur, auteur-compositeur et musicien dans la mouvance country alternative des années 90 (il a enregistré pour l’emblématique label Bloodshot Records) mais il a aussi fait de la country plus classique et des albums folk, avec une tendance ces dernières années à privilégier les arrangements acoustiques. S’il sort un album bluegrass, ce n’est pas seulement le prolongement de concerts récents en compagnie de Shad Cobb, Mike Bub ou Todd Phillips. L’histoire de Robbie Fulks avec le bluegrass remonte à son éducation musicale et à son premier engagement professionnel comme guitariste au sein de Special Consensus, le groupe de Greg Cahill, en 1987. Il y a quelques très belles compositions de Robbie Fulks dans cet album. Ma préférée est Longhair Bluegrass. Les chansons à la gloire du bluegrass et de ses pionniers (Flatt, Monroe, Scruggs, Carter Stanley) se sont multipliées depuis plus de 20 ans (cf. la chronique de l’album de Lorraine Jordan & Carolina Road). Il manquait une chanson sur le bluegrass des hippies, des débuts du newgrass. La chanson est écrite comme un témoignage d’époque (l’année 1973 est citée) et elle est effectivement autobiographique et beaucoup mieux écrite que toutes les chansons hommages aux pères du bluegrass. C’est plein d’humour. Sam Bush et John Cowan font les harmonies vocales (et Sam la mandoline). Dommage que Robbie Fulks ne chante pas mieux. L’autre titre fort est Momma’s Eyes, jolie chanson sur la démence sénile (Alzheimer ou autre), arrangée très simplement avec une contrebasse et deux guitares. Je ne suis pas certain de tout comprendre du texte de Angels Carry Me mais c’est la chanson la mieux interprétée par Robbie Fulks. Peut-être parce qu’elle relève plus de la musique folk que du bluegrass et que la voix est moins nasillarde. En tout cas, l’arrangement, avec Sierra Hull, Chris Eldridge, Justin Moses et Stuart Duncan, est superbe. L’autre titre satisfaisant côté chant est la seule reprise, Nashville Blues des Delmore Brothers, interprété en duo avec Tim O’Brien (chant et mandoline) et souligné par une belle partie de guitare de David Grier. Je regrette que les autres chansons souffrent de la qualité de la voix de Robbie Fulks malgré le soutien de bons chanteurs comme Brennen Leigh, John Cowan ou Randy Kohrs. En plus des musiciens déjà cités, il faut noter les contributions de Ronnie McCoury, Wes Corbett, Dennis Crouch, Alison Brown, Russ Carson, Todd Phillips et Missy Raines, avec une mention spéciale à Chris Eldridge qui m’a fait dresser l’oreille à plusieurs reprises. On le retrouve notamment avec Jerry Douglas dans Silverlake Reel, bon instrumental signé par Robbie Fulks

 

Dale Ann BRADLEY

"Kentucky For Me" 

Le dernier album de Dale Ann Bradley repose sur un double concept. La plupart des chansons sont liées au Bluegrass State et elles sont interprétées en duo avec des chanteurs originaires ou établis dans cet État. Les duos revêtent des formes très différentes, de la simple harmonie vocale de Sam Bush sur le refrain de Kentucky Gold, une jolie chanson de Ronnie Reno, à des leads pris à tour de rôle par Dale Ann et ses partenaires et des refrains chantés en duo. C’est ce dernier type de duo qui ouvre l’album avec The Sun Is Going To Shine, très bien chanté par Dale Ann et JP Pennington, un des chanteurs du groupe Exile, accompagnés par Alison Brown et Michael Cleveland. Dale Ann interprète magnifiquement I’m Just An Old Chunk Of Coal de Billy Joe Shaver. Le chanteur country John Conlee se montre à la hauteur et ce n’est pas un mince exploit. Très beau duo également avec un autre chanteur à la voix puissante, Dave Adkins, dans Stop Draggin’ My Heart Around, une composition de Tom Petty qu’il chantait avec Stevie Nicks. Beau travail de Matt Leadbetter au dobro pour souligner le côté blues-rock de ce titre. Il effectue le même genre de prestation haut de gamme dans un autre blues rock, Love Train, écrit par Kim Fox. Les Po’ Ramblin’ Boys accompagnent Dale Ann sur Poor Man’s Pride. Elle chante joliment Dogwood Winter, une composition de son ami Steve Gulley et Tim Stafford. Parmi les trois ballades qui constituent le reste du répertoire, on distinguera Appalachian Blue en duo avec John Cowan. Dale Ann Bradley a été élue chanteuse de l’année à six reprises par IBMA. Kentucky For Me pourrait bien lui valoir une septième récompense. 

 

Willie NELSON

"Bluegrass" 

Les artistes, quel que soit leur domaine, prennent rarement leur retraite à l’âge légal. C’est souvent leur corps, leurs capacités physiques qui imposent la fin de leur carrière. Certains se montrent raisonnables (Doyle Lawson récemment) D’autres s’accrochent trop longtemps (pas de nom). À 90 ans (90 ans!), Willie Nelson sort son premier album bluegrass, ce qui peut sembler irraisonnable au possible. Et pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, la voix est intacte, peut-être un poil d’aigu en moins et je n’en suis même pas certain. Côté répertoire, Willie ne s’est pas compliqué la vie. Il a choisi onze titres parmi les centaines qu’il a composés (c’est son soixante-quatorzième album solo) et a ajouté A Good Hearted Woman, chanson de Waylon Jennings qui a été un de leurs succès communs. C’est un des six titres auxquels un arrangement bluegrass convient naturellement grâce à son tempo enlevé. Parmi les autres, on retrouve deux grands succès de Willie, Bloody Mary Morning et On The Road Again dont la mélodie est légèrement modifiée, et le bluesy No Love Around. Willie avait déjà enregistré Man With The Blues dans une version semi-bluegrass en 2010 avec Ronnie McCoury et Stuart Duncan. La plus belle réussite de Bluegrass est à mon goût Still Is Still Moving To Me. La longue partie instrumentale de la version originale, jouée par Nelson sur sa guitare à cordes en nylon, est avantageusement remplacée ici par les instruments bluegrass, en particulier le fiddle de Aubrey Haynie. C’est aussi le titre le plus musclé du disque. Pour le reste, six titres lents, c’est beaucoup pour un album bluegrass. Pourtant, Slow Down Old World est plus rapide que la version originale et Yesterday’s Wine plus léger. Les blues You Left Me A Long, Long Time Ago et Home Motel sont plutôt réussis. Il faut dire que Willie Nelson s’est entouré de vrais spécialistes du bluegrass, Barry Bales (contrebasse), Rob Ickes (dobro), Aubrey Haynie (fiddle), Ron Block (banjo) et Dan Tyminski (mandoline). Mickey Raphael, l’harmoniciste de son groupe, joue sur quelques titres. Rien de très spectaculaire dans leurs interventions. Avec Willie Nelson au chant, l’atmosphère est plutôt laid back et, dans ce contexte, c’est le dobro de Rob Ickes qui domine les arrangements. 

 

Lorraine JORDAN and CAROLINA ROAD

"A Little Bit of Bluegrass" 

Les albums de Lorraine Jordan & Carolina Road connaissent un succès qui ne se dément pas mais qui reste pour moi surprenant, eu égard aux qualités intrinsèques du groupe. Carolina Road joue du bluegrass classique, avec un son contemporain. C’est bien joué mais les solistes (la mandoliniste Lorraine Jordan, le banjoïste Ben Greene, le guitariste Wayne Morris et le fiddler Matt Hooper) ne sont guère inventifs. Je trouve les trois chanteurs (Lorraine Jordan, le guitariste Allen Dyer et le contrebassiste Kevin Lamm) médiocres. Lamm n’a pas un timbre agréable et la voix de Lorraine Jordan manque d’ampleur. Le succès du groupe vient surtout des thèmes abordés, jouant sur la corde sensible du public bluegrass aux USA : la famille (Mama’s Cross), le régionalisme (Homesick For The Blueridge), la vie rurale (Carolina Pig Pickin’ Time) et surtout le bluegrass lui-même : après True Grass, They Call It Bluegrass, Bill Monroe’s Old Mandolin (entre autres) sur les albums précédents, c’est la chanson A Little Bit Of Bluegrass qui s’est rapidement hissée en première position des charts bluegrass l’été dernier. Elle est placée en tête de l’album et lui a donné son nom. L’opération marketing a parfaitement atteint son cœur de cible, le public traditionnel du Sud-Est des Etats-Unis. Les amateurs français ont le droit d’avoir d’autres préférences dans la riche actualité bluegrass.

mercredi 20 décembre 2023

Du Côté de chez Sam, par Sam Pierre

 

Grey DeLISLE

"She's An Angel" 

Après quelques beaux albums publiés entre 2000 et 2005, Grey DeLisle était devenue rare jusqu'à Borrowed, disque de reprises paru à l'automne 2022. Un an plus tard, elle revient avec un nouvel opus composé de chansons originales (le premier depuis 2005) au titre qui lui ressemble, She's An Angel. À l'exception de I Really Got The Feeling écrit à l'origine pour Dolly Parton par Billy Vera, Grey signe neuf titres seule et en co-signe quatre autres. Marvin Etzioni et Murry Hammond étant absents, ce sont les guitaristes Deke Dickerson et Eddie Clendening qui produisent le disque. Le second nommé a par ailleurs coécrit le premier titre, I’ll Go Back To Denver (And You Can Go To Hell), et le dernier, Quit Pickin’ On Me. Parmi les autres collaborations, il faut noter Robert Williams, plus connu sous le nom de Big Sandy, qui a coécrit I Like The Way You Think I Think. Pour ce qui est des musiciens présents, on note particulièrement DJ Bonebrake (batterie et vibes), Bernie Dresel (basse), T. Jarod Bonta (piano) ou encore Tammy Rogers (fiddle) et Dave Biller (steel). L'un des moments forts du disque est l'humoristique The Dog, que Grey chante en duo avec le légendaire Ray Benson, mais je pourrais aussi citer (en me limitant) Cowboy Joe, She's An Angel, Everybody's Baby ou I Missed You, tellement cet album est riche de bout en bout, avec une Grey DeLisle dont le plaisir de chanter s'entend au détour de chaque note. Et je salive d'avance en pensant que la Dame a en projet trois autres albums avec différents producteurs qui ont pour noms Andy Paley, Jolie Holland ou Marvin Etzioni

 

The BURRITO BROTHERS

"Christmas" 

Ces Burrito Brothers (Chris James, Tony Paoletta, Peter Young et Steve Allen) sont plutôt prolifiques. Quelques mois après l'excellent Together, ils nous proposent leur disque de saison, tout simplement intitulé Christmas. Aucun classique du genre n'est ici interprété mais il faut noter quand même quelques reprises. Tout d'abord la chanson d'ouverture Christmas Day (avec une introduction parlée de Gram Parsons) avait été popularisée par Glen Campbell dans son album de Noël de 1969. Santa Looked A Lot Like Daddy est une chanson de Buck Owens. Plus curieusement, il y a un double hommage aux cousins britanniques avec Christmas, extrait de Tommy des Who, dont l'interprétation ne trahit pas l'original, et avec Christmastime qui est un medley d'extraits de chansons de Noël des Beatles. Les titres originaux ont été écrits ou coécrits par Chris James, parfois il y a longtemps (trente-cinq ans pour Bethlehem Bell, une quinzaine d'années pour Santa et Merry Christmas), parfois spécialement pour ce projet (Christmas Moon, Spirit Of The Season, Happy New Year). Tout cela donne un disque conçu pour la saison des fêtes qui se laisse écouter avec beaucoup de plaisir. 

 

Helene CRONIN

"Beautiful December" 

J'ai déjà parlé (en bien) de Helene Cronin, notamment à l'occasion de ses deux précédents LP studio Old Ghosts & Lost Causes et Landmarks. Beautiful December est un EP de chansons de Noël, toutes originales. Les trois premières chansons sont des coécritures: I Could Use A Silent Night et Beautiful December avec Nicole Lewis, One Night On Earth avec Janelle Arthur et Adam Wheeler. Les trois autres (The Bells Of St. Thomas, Come, Lord Jesus et Christmas Boy sont l'œuvre de Helene Cronin seule. Ce qui réunit tous ces titres est une grande beauté, un peu solennelle, qui démontre que, pour Helene, Noël n'est pas que la fête des marchands. Je rappelle à cet égard que la dame avait, dans une première carrière enregistré deux albums d'inspiration religieuse. Pour cette aventure, Helene est accompagnée par Bobby Terry (guitare), Byron House (basse), Chris Powell (batterie), Melodie Chase (violoncelle), Charlie Lowell (claviers et cloches) ainsi que quelques vocalistes. Le tout est produit par Mitch Dane qui ajoute guitares, cloches, claviers et percussions. Ce disque, inspiré et inspirant, fait partie de ceux que l'on a du mal à retirer du lecteur de CD, et pas seulement parce qu'il ne dure que vingt-deux minutes. 

 

Kevin DOOLEY

"Band O'Gypsys" 

Ceci n'est pas un disque de Noël, mais Band O'Gypsys de Kevin Dooley pourrait faire un parfait cadeau à déposer sous le sapin. C'est ainsi que je l'ai ressenti, avec un peu plus d'un mois d'avance lorsque je l'ai trouvé dans ma boîte aux lettres. Le disque venait d'Écosse (merci à Rob Ellen) et l'illustration de la pochette me faisait penser à un de ces groupes d'antan qui faisaient la joie des pubs enfumés d'Irlande. En fait, il s'agit d'une photo ancienne, prise dans l'Indiana, et le joueur de fiddle sur la droite n'est autre que le grand-père de Kevin. Ce dernier vient de Dayton, Ohio, et il a grandi dans le sud du Michigan où il a eu le plaisir de voir ce granddad fabriquer des instruments et jouer du fiddle, du piano ou de la scie musicale. La famille est importante pour celui qui est un vétéran de la scène, désormais retiré des tournées et qui a derrière lui une carrière de plus de quatre décennies, riche de douze albums en incluant ce nouvel opus qui comprend dix titres écrits par Kevin. Band O'Gypsys est entièrement acoustique (à l'exception d'une basse électrique sur deux titres) et il a été enregistré à l'ancienne, en analogique, à Longmont, Colorado. Les chansons sont des histoires personnelles sur la famille, l'amour des grands-parents et la recherche de ce qui est vraiment important. Grandad's Smile est une superbe et douce ballade où le violon d'Oliver Jacobson et la mandoline de Steve Mullins, rejoints par l'accordéon de John Magnie, constituent une trame parfaite pour que Kevin déroule sa mélodie. À l'écoute, on croirait voir le sourire du grand-père. D'autres titres ont des accents bluesy comme Brother Wind, hommage aux troubadours qui ont inspiré Kevin (en particulier Chuck Pyle), Everyday Dreams (déjà enregistré sur l'album éponyme en 1997) ou encore le mélancolique Yesterday's Road qui est issu de réflexions inspirées la pandémie: pourquoi les bonnes choses passent-elles si vite alors que les moments difficiles nous collent comme de la glu? Il y a aussi des titres plus enlevés, comme For You, Spinning Of The World et le blues-rock Joey's Shadow. Ce dernier morceau évoque l'histoire réelle d'une inondation à Jamestown au cours de laquelle un ami cher a perdu la vie. En plus de Grandad's Smile, il y a des chansons qui incitent à l'optimisme comme Northern Boy (l'amour de la nature et de la musique), Voices Carry qui swingue doucement et loue le pouvoir des voix, le fait de chanter ensemble qui réunit les gens au-delà des harmonies. L'album se finit sur Some Brighter Day, chanson d'espoir, évidemment. La découverte de Kevin Dooley a été, pour moi, tardive et n'en est que plus belle. Kevin Dooley ne se contente pas d'être talentueux, c'est aussi un un homme humble et sympathique, un amoureux de la musique. 

 

David FRANCEY

"The Breath Between" 

The Breath Between, c'est la respiration entre le premier et le dernier souffle, comme un symbole de la brièveté de la vie, dont on se rend compte à partir d'un certain âge, dès qu'on se retourne sur son passé, et une invitation à en profiter pleinement, à savourer chaque instant, chaque respiration. David Francey, Canadien né en Écosse a désormais à son actif une douzaine d'albums en studio (plus un enregistrement public) et s'affirme depuis près de vingt-cinq ans comme un authentique poète, un songwriter qui peut sans hésitation être classé parmi les meilleurs au pays de Leonard Cohen. Pour ce nouvel album, David Francey retrouve ses partenaires depuis une dizaine d'années: Mark Westberg (guitare et voix) et Darren McMullen (guitare, mandole, madoline, bouzouki et voix). Terra Spencer est une addition importante au casting puisqu'elle joue de la guitare et (surtout) du piano, chante en duo sur Narrow Boats (chanson inspirée par le calme des rives de la Tamise) et a écrit les mélodies de deux chansons: Absolution (titre chanté a cappella) et Just Before Christmas. Parmi les autres musiciens, je citerai Dave Clarke (guitare) et Natalie Williams Calhoun (violoncelle). Pour One Day, la voix et le bouzouki de David sont soutenus par la guitare et les harmonies de Colin Francey. La seule reprise est une composition de Mike Reid et Allen Shamblin, I Can't Make You Love Me, connue par l'interprétation de Bonnie Raitt et qui trouve ici une nouvelle vie, d'une pure beauté, avec juste la voix de David et le piano de Terra. Quand l'orchestration est plus fournie, comme pour I Called It Love, l'accordéon, le bodhran et le fiddle s'intègrent parfaitement dans un ensemble la plupart du temps assez dépouillé. Chansons d'amours, chansons d'espoir et de gratitude, The Breath Between dégage un parfum de paix et de quiétude, même si Just Before Christmas fait référence au naufrage d'un bateau de pêcheurs juste avant Noël, et si Time For The Wicked To Rest évoque ceux qui propagent la haine et la peur (notamment en politique). En ce qui me concerne, une chanson a une résonance particulière. This Morning a en effet été écrite juste après la mort de John Prine: "Le 8 avril est le jour du décès de John Prine. J'ai beaucoup pensé à lui et j'ai écrit cette chanson en hommage à son bon cœur. Il m'a mis sur le chemin", écrit David, et il chante "Ce matin, ce matin / le soleil s'est levé / et le monde a continué de tourner / encore et encore / chantant tes chansons, du début à la fin / pendant que les cœurs se brisent sans bruit / c'est ainsi que va le monde". Ce monde est plus triste sans John Prine mais où nous avons la chance d'y vivre en même temps que beaucoup de beaux artistes, et David Francey n'est pas le moindre d'entre eux.

Carl SOLOMON

"The Whisper" 

Carl Solomon est un chanteur folk, un musicien, un véritable artisan de la chanson qui vit à Portland, Oregon. À ma connaissance, The Whisper est au moins son quatrième album, avec dix chansons originales qui parlent d'amour, de mort, de vie et d'un monde qu'il chérit. Pour l'occasion, Carl s'est associé avec le producteur, ingénieur du son et musicien Merel Bregante que l'on avait découvert il y a bien longtemps avec Loggins & Messina puis The Dirt Band et, plus récemment aux côtés d'artistes comme Randy (Lewis) Brown ou Brian Kalinec dont il a produit l'excellent The Beauty Of It All, chroniqué dans ces colonnes (Du Côté de chez Sam, Juin 2023). Ces deux noms situent le domaine dans lequel évolue Carl Solomon, celui d'un folk tranquille, mélodieux et doucement teinté d'électricité, avec des textes qui incitent à la réflexion. Randy Brown a d'ailleurs coécrit Crime Of Silence. Si, sur The Whisper (la chanson), le fiddle de Cody Braun soutient joliment la voix douce de Carl, d'autres musiciens se mettent en valeur comme Peter Wasner aux claviers (son piano dialogue avec la guitare acoustique dès l'introduction du premier titre, Look West). L'accordéon de Lori Beth Brooke brille sur Lincoln Continental (Suicide Doors), la pedal steel de Dave Pearlman sur Singin' With The Ghost ou Window Shopping For Jesus (un titre dont le refrain évoque Jésus et Gram Parsons), et ce ne sont que quelques exemples, chaque musicien étant mis en valeur par la production aux petits oignons de Merel Bregante (lui-même à la batterie et aux percussions). Parmi les autres titres remarquables, il y a Morocco où Carl est allé trouver la chaleur au cours d'un voyage (Madrid a perdu son charme, nous étions seulement des vagabonds) ou encore Soldier's Psalm. You, Me, Us, qui clôture le disque est une sorte de conte futuriste qui parle d'apocalypse: la planète peut-elle renaître alors que seuls restent sur terre le coyote, le saumon et le corbeau? Au-delà-de cette question fondamentale, Carl Solomon ne va pas changer le monde ni révolutionner celui de la musique, mais il a le mérite de nous offrir The Whisper dont l'écoute procure un réel plaisir.

mercredi 13 décembre 2023

Disqu'Airs, par Jean-Christophe Pagnucco

 

Ana POPOVIC

 "Power", Artistexclusive Records, 2023.

Après 25 ans de carrière, à écumer les scènes mondiales pour dégainer sa guitare affutée au service d’un blues rock mâtiné de soul et lardé de slide, Ana Popovic, droite dans ses santiags et d’une implacable régularité, propose en 2023 un nouvel album, Power, pour un public que l’on imagine fidèle à l’énergie, et parfois même au vacarme, qu’elle déploie sur scène. L’accent est ici mis sur ses onze compositions, mêlant blues, rock, soul et même jazz, servies ici par une production léchée et une instrumentation impeccable. N’ayant jamais été une chanteuse éblouissante, l’artiste serbe a cependant appris à tirer le meilleur parti de sa voix, qui semble ici particulièrement mise en avant, ce qui conduit l’album, ici ou là, à faire mouche sur quelques titres surprenants par leur registre inhabituellement groovy et soyeux (Your Luv’n’Touch, Recipe Is Romance), avant que la guitare acérée ne reprenne ses droits (Queen Of The Pack, Flicker’n’Flame). Le groove est le maître mot de ce nouvel album qui, avouons-le, est convaincant sans être passionnant ce qui demeure, avouons-le également, le sentiment qui domine généralement à l’écoute de la production discographique d’une artiste ayant essentiellement acquis sa réputation sur scène, auprès d’un public avide de sensations guitaristiques et largement acquis à sa cause. Un album à recommander à ces derniers, donc. 

 

Grant HAUA

"Mana Blues", Dixiefrog- Rock’n’Hall, 2023.

Grant Haua, le dernier phénomène Dixiefrog, n’en finit pas de délivrer une production abondante et de qualité. Le fameux bluesman maori livre ici son opus de l’année, qui ne doit pas effrayer malgré sa pochette hideuse. On notera que le propos est de plus en plus électrique, délaissant les rives du blues pour un rock de plus en plus hard, servi néanmoins par des compositions de qualité, des effluves ethniques distillées avec soin et bon goût, et un vocal toujours brillant. On saluera la version de personnelle de Billie Holliday, déjà présente sur l’album de sa compatriote DeLayne et un clin d’œil aux racines avec une reprise assez époustouflante du In My Time Of Dying de Blind Willie Johnson. La ballade groovy Jealousy prouve aussi que le bonhomme peut être un auteur et un interprète plus subtil qu’il n’y parait, tout comme l’ingénieux Good Stuff, en duo avec Brian Franks le réincarne en chanteur soul plus que convaincant. En forme de vœu pour l’avenir, on rêverait de le voir emprunter un chemin plus axé sur les qualités intrinsèques et réelles de son songwriting et de son interprétation et ne pas se laisser transformer en machine à débiter trop de disques, pour donner trop de concerts devant trop de publics uniformes, amateurs de blues bulldozers tendance highways teutonnes (Popa Chubby, si tu nous lis…). Grant Haua mérite une oreille attentive et on lui souhaite naturellement le meilleur… 

 

CAT SQUIRREL

"Blues What Am", Dixiefrog, Rock’n’Hall, 2023.

 Bon sang! Un album de blues saignant, proposé par un quintet emmené, au chant, par Mike Vernon, le boss du label Blue Horizon, qui nous a offert, dans les mythiques sixties, les plus belles heures de Fleetwood Mac (période Peter Green, what else?), découvert le regretté Duster Bennett, et même favorisé l’éclosion d’Eric Clapton-is-God, posté aux premières loges lors de l’enregistrement de l’album de John Mayall and The Bluesbreakers. 60 ans plus tard, revoilà l’élégant boss aux cheveux blancs pâles, si fréquemment sollicité par les documentaristes et les archivistes pour évoquer l’âge d’or du British Blues auquel tous les blues revivals doivent tant, et il s’est mué en chef de meute d’un blues gang passionné et convaincant. Au menu, un bel album de 14 titres qui sort tout droit catapulté d’une autre époque, celle où des meutes de jeunes anglais rentraient dans le leur d’une musique bleue, presque fossilisée (déjà, à l’époque…) pour lui redonner passion et couleurs électriques. De l’harmo, de la slide guitar, quelques reprises de Big Bill Broonzy ou de Doctor Ross, mais surtout des compositions personnelles pleines de références, enveloppées d’une belle énergie. On lira ça et là que le Mike n’est pas un chanteur spectaculaire… C’est tout à fait vrai tout en étant une remarque, dans le contexte, résolument dépourvue de pertinence. En ne forçant pas sa voix, en optant pour une approche naturelle, loin de la recherche mimétique d’intonations et de tics vocaux qui ne sont pas les siens (grande spécialité française), Mike Vernon satisfait à une démarche plus sincère, honnête et authentique (lâchons ce mot si galvaudé) que le tout courant de la production blues européenne et charmera, sans aucun effort, par cet album sans prétention, tout amateur de la note bleue doté d’un cœur et de deux oreilles! 

 

Boney FIELDS

"Just Give Me Some Mo", Rock’n’Hall, Dixiefrog, 2023.

Installé depuis bien longtemps à Paris, le chanteur trompettiste Boney Fields, au CV impressionnant tant par la richesse de ses concerts, de ses productions et de ses prestigieuses collaborations (Maceo Parker, Luther Allison, Lucky Peterson, James Cotton, Buddy Guy), avait sans doute fini par compter parmi les meubles… Lourde erreur. Il s’affirme, par ce copieux nouvel album, très très bel surprise, comme un artiste poids lourd du blues moderne, et comme le titre Just Give Me Some More l’indique, qui a encore bien des choses à dire et à vivre. Les compositions sont brillantes, les vocaux habités, les arrangements cuivrés saignants et classieux. Boney Fields embarque sans peine son auditeur pour 11 titres de blues moderne, envisagés dans bien des déclinaisons, cohérentes et complémentaires, pour servir une palette allant du rythm’n’blues New Orleans, au Chicago Blues moderne obédience funky, pour reprendre les choses là où les ambassadeurs modernes que furent Luther Allison et Lucky Peterson les avaient laissées. Au rang des clins d’œil, le très éculé Thrill Is Gone, cheval de bataille de BB King, reprend ici des couleurs inattendues et le Cross My Heart, de Sonny Boy Williamson via James Cotton, traverse à nouveau les âmes. On saluera la plume élégante du légendaire Sebastian Danchin sur The Change Is Yet To Come, titre qui fera date en rappelant les plus belles heures de Bobby Blue Bland, et on sera gré à Boney de nous propulser au cœur du Chitlin Circuit, sans passéisme aucun et avec une rage de vaincre, d’émouvoir et de jouer tout à fait palpable. Un des plus beaux albums de blues moderne de ces dernières années. 

 

Dr SUGAR

"These Words", Rock’n’Hall, 2023

. Attention ! Concentré de talent! Dr Sugar n’est pas un inconnu, puisque que derrière ce pseudonyme et ce look énigmatique qui évoquerait un Coco Robicheaux sobre, se cache Pierre Citerne, ancienne figure de proue des Marvelous Pig Noise, groupe jubilatoire qui a fait les plus belles heures de bien des scènes et bien des festivals des années 90. Le voici de retour, au chant, à la guitare, à l’écriture et aux arrangements pour proposer, au cœur de ce These Words, 10 titres originaux, nimbés d’orgues Hammond, de guitare funky et parfois de cuivres, mettant en valeur son beau talent de chanteur au service de compositions (très originales), dans un registre blues-soul-gospel New Orleans à la fois bourrés de références tout en tranchant singulièrement dans la production blues française. A écouter, à suivre, à voir sur scène. On appréciera tout spécialement le remuant The Little Church, le passionné Half Hearted Lovin' (Just Won't Do)… et bien sûr, notre petit cœur d’amoureux de la francophonie bondira à l’écoute de J’me suis bonifié, qui évoquera, que l’artiste s’en réclame ou non, les plus belles heures de Bill Deraime. Longue vie et longue route à Dr Sugar. PS : mazette, quel chanteur…