vendredi 5 juillet 2013

Éric Frasiak - Chroniques

Le troubadour de Bar le Duc




Un nom, Frasiak, une chanson, "Bar le Duc City blues", des CD aperçus dans les magasins barisiens, voilà tout ce que je connaissais. Et, un matin de mars, je me suis décidé à faire l'acquisition du coffret "Les albums 2003-2012", une décennie parcourue en une semaine. Rien que les références à François Béranger m'avaient conquis avant l'écoute, mais elles n'étaient que la clé qui ouvrait la porte vers une œuvre riche, encore à explorer, vers un trésor bien caché de la chanson française.

Tels sont les mots que j'avais écrits le 5 avril 2013 sur le livre d'or du site web d'Éric Frasiak. Trois mois après, j'ai poursuivi l'exploration, en particulier celle du dernier album de l'artiste, "Chroniques" qui m'a donné envie de redonner vie à ce blog en sommeil depuis de longs mois.

Frasiak vient des Ardennes, son nom trahit ses origines polonaises, et il a eu, très jeune, envie d'écrire des chansons. Une expérience parisienne dans les années 1980 l'avait éloigné d'un milieu dont les figures imposées ne convenaient pas à son esprit libre, avant qu'il ne pose ses valises dans la Meuse où l'envie de chanson lui est revenue. Ses modèles ne sont pas pour rien Léo Ferré ou François Béranger, qui lui ont donné envie de chanter ses propres mots. Car les mots sont importants, primordiaux même, pour Éric, ce sont eux qu'il entend avant la mélodie. Ce sont eux qu'il a envie de partager. Les mots d'Éric ont un sens mais il sait aussi les habiller, se démarquant des courants dominants de la chanson française actuelle grâce à un coup de plume d'une qualité devenue trop rare.


Son album n'a pas été baptisé par hasard, parce qu'il nous propose quinze chroniques écrites pour la plupart par celui qui se révèle un observateur avisé, qui s'imprègne du monde qui l'entoure mais sait aussi nous parler de lui, de sa vie, de celle de ses proches, nous faire partager sans nous transformer en voyeurs. Chaque titre a sa couleur musicale propre et si l'on veut chercher l'unité de l'ensemble, au-delà de sa qualité sans moment de faiblesse, c'est plus dans les textes. Douze titres sont des compositions originales. Léo Ferré ("Graine d'ananar") et François Béranger ("Ces mots terribles") sont également à l'honneur, ainsi que Bernard Dimey qui a vu un de ses textes ("Ivrogne, pourquoi pas?") paré d'une nouvelle mélodie.

Le disque s'ouvre avec "M. Boulot" inspiré par la mise à mort du monde ouvrier. Les références à l'aciérie lorraine sont claires et il y a du Ferré dans une phrase comme "On comptait tous un peu sur toi / Pour la bagnole, pour le loyer / Pour boucler la fin des douze mois", le tout sur une mélodie qui évoque plutôt la fête, l'ambiance des bals populaires, ce bel esprit de solidarité qui régnait dans les cités ouvrières avant que la mondialisation et la finance folle ne mette tout cela à mal.



Avec "J'traîne", ballade nostalgique, Frasiak répond en quelque sorte à la question que tous les parents posent à leurs enfants quand ceux-ci commencent à déployer leurs ailes. C'est l'évocation des tournées, des lieux où le musiciens' est produit. "J'traîne mon folk au fond des bars", et ailleurs, dans des prisons, des appartements, à Bar le Duc, ou même quelque part dans le grand nord. Des images qui défilent et évoquent tous ces lieux.

Puis c'est "Bebop, on est où là?", chanson bâtie sur un jeu de mots, le moment rock de l'album avec quelques accents jazzy dus aux saxophones de Philippe Gonnand.

L'hymne de Béranger, "Tous ces mots terribles", bénéficie d'un traitement spécial. Vingt voix d'artistes amis ont été enregistrées en des lieux et temps différents, juxtaposées, avec ce qu'il faut d'accordéon (Steve Normandin) pour assurer le liant. Le résultat est splendide et plein d'émotion tellement la présence du grand François est sensible dans l'interprétation de chacun. Et les mots n'en ont que plus de force.
 
"Ciudad Juarez" est un des moments graves de l'album qui évoque un épisode tragique et peu médiatisé de l'histoire récente du Mexique. Six Cents femmes assassinées depuis 1993 dans "La ville qui tue les femmes" (titre du livre qui a inspiré la chanson). Fort et poignant, avec une ambiance mariachi parfaitement adaptée.

Vient ensuite un moment de légèreté, d'abord avec "De la pluie", chanson qui aurait pu être écrite le mois dernier et qui traite de façon humoristique l'un des sujets de conversation favoris des Français, la météo, En prime, les présentateurs et présentatrices ont l'honneur d'être cités tour à tour. C'est ensuite "De l'amour dans l'air", chanson thérapie contre la morosité de l'époque, comme pour nous rappeler l'importance de ce sentiment dans la vie de chacun. L'ambiance est tranquille, apaisante.

Bernard Dimey est un grand nom de la chanson française, un parolier qui a écrit avec et pour quelques grands: Aznavour, Ferrat, Reggiani, Gréco, Montand, Salvador... Éric a collé sa musique sur le texte "Ivrogne, et pourquoi pas?", avec des arrangements qui évoquent la fête et la nuit. Magnifique résultat! "Venez boire avec moi, on s'ennuiera plus tard". Présentée ainsi, c'est une  invitation à laquelle on ne peut que répondre oui. Belle idée en tout cas de rendre hommage à ce magicien des mots, trop oublié, à l'instar du grand Jean-Roger Caussimon.

"50/50", c'est le bilan de l'homme arrivé au milieu de sa vie. 50 ans, un chiffre souvent en décalage avec ce que l'on ressent, surtout lorsqu'on a une vie active. Et puis cette question angoissante, "50/50, est-ce que j'ai réussi ma vie?" à laquelle Frasiak répond "J'ai pas la belle tocante, celle dont parlait l'autre abruti".

"Simplement différent" est encore un grand moment, tout en sensibilité, qui sent le vécu. Frasiak parle de quelque chose qu'il connait, soit par lui-même, soit pas quelqu'un qui lui est très proche. Dans un monde où tout est formaté, il est difficile de ne pas entrer dans le moule, de se sentir inadapté, différent, pour quelque raison que ce soit. Les mots, qui décrivent quelque chose que chacun a plus ou moins connu à un moment de sa vie, sonnent juste et le dialogue de toute beauté entre violoncelle et bugle leur donne encore davantage de sens.

"Un Z à mon nom" est un exercice de style à destination de tous ceux qui s'obstinent à orthographier Fraziak le nom de l'auteur. Pour les mots, Éric me fait penser à Brassens avec cet humour jubilatoire qu'il avait adopté pour écrire "Trompettes de la renommée" ou "Le bulletin de santé", et l'on retrouve cette même précision du mot, ce souci de l'artisan qui aime le travail bien fait. De Zazie à Zorro, il a glissé pas mal de "z" dans le texte proférant des menaces (auxquelles on ne croit guère) à l'encontre de ceux qui continueront à écorcher son patronyme. Quant à l'ambiance musicale, elle est franchement slave et, là encore, une invitation à la fête.

"Toquée Tokyo" est le titre avec lequel j'ai eu le plus de mal. Il évoque nettement "Au pays des merveilles de Juliet" d'Yves Simon mais, surtout, il sonne beaucoup moins naturel que le reste de l'album. Certes, au fil des écoutes, je me suis laissé convaincre par un riff de guitare, un son de batterie, mais aussi par le sax aux accents jazz funky qui enjolive la fin du titre. Mais j'avoue ne pas être sensible au texte qui s'apparente pour moi davantage à un exercice de style. D'ailleurs, aux premières écoutes, c'est à ce moment-là que je me suis dit que le disque était peut-être un peu long.


Mais le magicien Frasiak avait gardé ses meilleurs tours dans le chapeau qui ne le quitte pas, terminant par trois grands titres.

"Qu'est-ce que c'est beau" repose sur texte plutôt simple et sans prétention, avec des vers courts et sautillants. La mélodie est simple, elle aussi, mais il y a les voix! D'abord celle(s) d'Éric qui réussit à sonner comme personne en France ne l'avait fait depuis Claude Puterflam et son Système Crapoutchik. Et puis il y a la voix d'une chanteuse lyrique (Angelika Leiser) qui vient se superposer sur la fin du morceau et qui fait que le seul commentaire que l'on peut faire, quand la mélodie se tait, c'est répéter le titre: qu'est-ce que c'est beau!

"La poésie", pour moi, c'est un monument, une des plus belles réussites de la chanson française quand elle veut s'habiller de rock, depuis bien longtemps. Un titre de plus de huit minutes que je peux écouter plusieurs fois de suite sans m'en lasser. Je l'aime déjà, rien que pour la perception que Frasiak a de la poésie (c'est aussi la mienne). Chaque vers est un régal, il y a derrière chaque mot bien plus que ce qu'on lit. Le pouvoir évocateur est très fort, comme si chaque phrase était le début d'une chanson que l'auteur n'avait pas eu le temps d'écrire. C'est un peu ce que Dylan disait à propos de "Hard rain's a-gonna fall". "La poésie", c'est un peu la "Tranche de vie" de Frasiak, au même titre que "J'traîne" ou "50/50". Et Frasiak n'est jamais meilleur que lorsqu'il parle de ce qu'il connait, de ce qu'il vit, lorsqu'il parle de lui, en résumé. Il le fait avec pudeur, sans exhibitionnisme, mais avec une sensibilité et un humanisme qui ne sont pas feints. "C'est mon gosse dans son train qui s'en va pour la fac / Son avenir incertain, sa jeunesse dans son sac": rien que pour ces deux vers, j'aurais déjà acheté le CD. Sur le plan musical, "La poésie" va crescendo, l'émotion à fleur de peau. Un simple piano, une batterie, une guitare discrète, une voix sensible, un violoncelle qui vient en remettre un couche. Et la voix se tait, laissant la place aux guitares électriques, à deux solos habilement entremêlés (enregistrés indépendamment l'un de l'autre). On se retrouve dans les années 1970 avec ces solos de guitare majestueusement hypnotiques, comme savaient nous les offrir David Gilmour (évoqué dans la chanson), Mark Knopfler au beau temps de Dire Straits mais aussi Jean-Michel Brézovar avec Ange (souvenez-vous de "Au-delà du délire", par exemple). Pour ma part, je n'avais par ailleurs pas trouvé un tel plaisir à écouter ce genre de duel de guitares sans ennui depuis l'époque de deux groupes qui me servent de référence: Wishbone Ash (groupe anglais) et Heartsfield (groupe américain).

Le disque se termine avec une des chansons fétiches de Léo Ferré, "Graine d'ananar", que Frasiak évoquait déjà dans "J'traîne". La simplicité est de mise: une voix, une guitare acoustique, une contrebasse. Et puis une flûte amie qui vient prendre part à la fête, évoquant sa cousine de "Il est cinq heures, Paris s'éveille". Conclusion parfaite pour un album qui n'est pas loin de l'être.

J'ai beaucoup évoqué les mots dans ce qui précède; J'aime cette façon d'écrire, avec des mots simples qui portent déjà en eux la musique qui les portera ensuite, avec des phrases que l'on comprend, sans jamais tomber dans la mièvrerie ou la facilité. J'aime le côté constamment optimiste de l'album. Même les sujets graves ne laissent jamais l'espoir à l'écart. Il y a aussi la voix, claire et sans maniérisme. Les tics trop souvent de mise dans la nouvelle chanson française sont ici heureusement absents. Frasiak se contente d'être lui-même, et c'est tellement mieux ainsi!

Il faut aussi parler de la présentation du CD, dans son beau digipack, avec les textes et des illustrations figurant sur un poster aux allures de journal  (j'avais évoqué dans ce blog, à ses débuts, l'album de David Kleiner "The News That's Fit To Sing" qui utilise la même formule). Plus que jamais, je reste un partisan convaincu du support physique pour la musique, et "Chroniques" me conforte dans mon opinion (même si les maniements répétés du poster ont tendance à le fragiliser).

À propos de journal, Éric Frasiak a récemment eu les honneurs du quotidien local, © L'Est Républicain:


Mais je voudrais aussi souligner la richesse musicale de l'album. "Chroniques" est un disque qu'il faut écouter, pas seulement entendre, qui regorge de richesses qui se dévoilent au fil des écoutes, des petits détails, des petits trucs, de vraies trouvailles. Ce sont des petites couches qui se superposent, quelques notes de guitare électriques (comme dans "J'traîne" ou "50/50"), un violoncelle, un theremin ("Simplement différent") et bien d'autres choses encore qui démontrent qu'Éric Frasiak n'est pas seulement un auteur-compositeur de talent: c'est aussi un metteur en sons de premier ordre. Chapeau bas, Monsieur Frasiak!