mercredi 30 novembre 2022

Bluegrass & Co. par Dominique Fosse

 

  Tray WELLINGTON

"Black Banjo" 

Cri du 💚

Le jeune banjoïste Tray Wellington, découvert avec le groupe Cane Mill Road (Le Cri du Coyote n° 160), publie son premier album. Avec un titre comme Black Banjo, je m’attendais à de la musique roots, dans la lignée des disques de Carolina Chocolate Drops. Black Banjo est au contraire un disque de bluegrass moderne. Trois titres sont fortement influencés par le jazz. Dans Black Banjo, ce n’est pas le banjo qui est noir, c’est le banjoïste. C’est suffisamment rare pour être signalé (à ce niveau de notoriété, c’est même à ma connaissance unique) mais - blanc ou noir ou jaune - l’essentiel est que Tray Wellington soit un excellent banjoïste et un bon compositeur. Il a écrit huit des onze titres, joués avec tout l’éventail des techniques du picking bluegrass. Style Scruggs pour Georgia Turnaround, titre le plus classique de Black Banjo, single string pour les morceaux jazz et beaucoup de melodic pour le reste. Wellington excelle dans toutes les techniques mais c’est son style melodic qui le rend, à mon avis, le plus original. On en entend notamment dans ses bonnes compositions Crooked Mind, Port Of Manzanita, Night Fall Rendezvous et Pond Mountain Breakaway, très inspiré par Béla Fleck. Il a aussi écrit deux chansons, Wasted Time, légèrement jazzy, chanté avec Tim O’Brien, et Saw A Little Boat qu’il interprète avec un timbre un peu sourd bien assorti à son banjo accordé plus grave que le standard habituel. Parmi les trois titres jazz, il y a une composition, la valse Unknown Days Waltz. Pour Naima de John Coltrane arrangé en trio avec violon et contrebasse, Tray Wellington a ajouté un passage rappé. Le dernier titre jazz est Strasbourg Saint Denis, une composition du trompettiste Roy Hargrove qui comprend de bons passage en duo ou en dialogue entre Wellington et le mandoliniste Wayne Benson. L’autre reprise est Half Past Four, tiré du répertoire de John Hartford et qui ressemble beaucoup au traditionnel Rickett’s Hornpipe dans l’arrangement de Wellington. J’ai trouvé les morceaux jazz un peu moins intéressants que les autres mais je pense que c’est affaire de goût personnel. Wellington compose bien. J’ai été vraiment séduit par sa technique et le son de son banjo. Ses accompagnateurs brillent également à ses côtés. Wayne Benson bien évidement, le guitariste Jon Stickley et trois jeunes fiddlers, Lindsay Pruett (qui fait partie du trio de Stickley), Carley Arrowood (qui a joué plusieurs années avec Darin & Brooke Aldridge et entame une carrière solo) et Avery Merritt qui se distingue notamment dans Port Of Manzanita et Georgia Turnaround

 

The LONG JOHN BOTHERS

"Often Astray" 

Cri du 💚

Révélation du festival bluegrass de La Roche-sur-Foron en 2021, le groupe suisse The Long John Brothers a largement confirmé son talent lors de l’édition 2022 et avec la sortie de son second album, Often Astray. La formation genevoise a beaucoup de qualités. Celle qui lui donne toute son originalité est la voix chaude de son guitariste Sylvain Demierre, magnifique sur un blues comme Mère Royaume, un bluegrass classique (Groundhog Days) ou un slow (Regrets and Sorrows). Une voix qui a la puissance de Scotch Barley, le chanteur de Hayseed Dixie dans Something Creepy In The Gutter, et qui sait trouver la profondeur et les graves d’un Louis Armstrong dans Morning Star! Voilà qui n’est pas banal. Il forme un excellent duo avec Jean-Michel Pache (mandoline), l’autre chanteur des Long John Brothers, notamment dans l’excellent Crankset. La voix haut perchée, beaucoup plus typique du bluegrass de Jean-Michel s’illustre aussi sur plusieurs titres, notamment For The Love Of Myself. Les harmonies à trois et quatre voix sont un autre point fort du groupe. Les quatre voix sont dans une tessiture plus grave que les quartets bluegrass habituels dans Morning Star et Rambling Mummy. C’est original et encore une fois réussi. J’aime aussi la fin à la Fox On The Run de At The Foot Of The Mountains. Les douze chansons ont été composées par les membres du groupe. Elles sont souvent marquées par le blues, ce qui va bien aux deux chanteurs. J’ai beaucoup aimé les arrangements, avec de nombreux passages ou deux instruments sont en duo. Olivier Uldry joue un très bon solo de banjo dans Crankset mais c’est surtout au dobro que je le trouve remarquable. Il complète parfaitement la voix de Sylvain Demierre dans Regrets and Sorrows et apporte beaucoup aux arrangements de Mère Royaume et Troubles In Sight, chanson qui démarre sur une rythmique rock. Demierre, Pache, Uldry et Sylvain Merminod (contrebasse) sont de bons musiciens. Ils étirent le dernier titre du disque sur presque sept minutes avec une succession de solos. Often Astray est le très bon album de bluegrass d’un groupe qui n’a guère d’équivalent, ni en Europe, ni aux États-Unis. 

 

Shannon SLAUGHTER

"Ridin’ Through The Country" 

Est-ce parce que Shannon Slaughter pensait que quatre titres de son nouvel album Ridin’ Through The Country étaient meilleurs que les autres qu’il a demandé à Adam Steffey d’y jouer de la mandoline ou est-ce parce que Steffey joue sur ces quatre morceaux (avec Jason Davis au banjo pour trois d’entre eux) qu’ils m’apparaissent comme les plus réussis du disque? Toujours est-il que la voix de Slaughter a la même douceur que celle de Ronnie Bowman dans le countrygrass Ridin’ Through The Country et que Hard A’ Part sonne comme du Lonesome River Band période Bowman-Tyminski. Quant à Plus One More Day, on le croirait tout droit sorti d’un album de Blue Highway. Il faut dire que la chanson a été composée par Tim Stafford et Bobby Starnes et que Shawn Lane est au soutien vocal de Slaughter sur le refrain (comme sur tout l’album). Comme les deux premiers titres cités, Goin’ Up The Mountain est une composition de Slaughter, bien chantée, avec une jolie intro de Steffey. Adam Steffey est excellent sur les quatre chansons où il joue. La réussite de Plus One More Day doit aussi beaucoup au style très rythmé de Jason Davis. Sur les autres chansons, Slaughter est accompagné par Ronald Inscore (mandoline) et Trevor Watson (banjo). Gaven Largent est au dobro sur quelques titres et Aubrey Haynie au fiddle sur presque tout l’album. Inscore et Haynie sont excellents dans Alberta Clipper mais ce genre de chanson plus classique (tout comme Bloody Bill et Where I’m Bound) convient moins bien à la voix de Shannon Slaughter. Le dobroïste Gaven Largent apporte beaucoup aux titres plus lents, les ballades Common Ground et I Let Her Go, qui mettent en relief la voix chaude de Slaughter. Le reste est varié (blues, chanson country avec pedal steel, gospel, une valse patriotique – mais empreinte de tolérance – I Stand For The Flag) mais moins réussi. Et Shannon Slaughter ne peut pas s’empêcher (comme dans Hold On To Your Heart, son précédent disque – Le Cri du Coyote n° 165) de nous infliger deux titres chantés par ses enfants. Elles n’auraient jamais dû sortir du cercle familial… 

 

Dave ADKINS

"We're All Crazy" 

Dave Adkins a une voix puissante, gutturale et bluesy dans le style de Chris Stapleton. Ses interprétations ont gagné en subtilité depuis son précédent album Right Or Wrong (Le Cri du Coyote 158). Des progrès confirmés par son nouvel disque, We’re All Crazy, qui compte dix chansons arrangées en bluegrass contemporain. Le style Scruggs de Jason Davis (banjo) et les glissés de Jeff Partin (dobro) sont joliment associés sur presque tous les morceaux. Ils sont bien secondés par Aaron Ramsey (guitare) et Will Clark (mandoline). Le fiddler George Mason est en vedette dans Blind Hawg. Les trois premiers titres, Dixieland Delight, We’re All Crazy et surtout Dear Departed (de Shawn Camp) ont des mélodies marquantes et sont de vraies réussites. Traveller se distingue par le solo très blues de Partin. Headed For The Hills et Cold Hearted Woman (la seule composition d’Adkins dans We’re All Crazy) sont également très agréables. 

 

COUNTRY GONGBANG

"We All Need Bluegrass" 

Les musiciens coréens de Country GongBang se sont produits pour la première fois en Occident lors du dernier festival Bluegrass In La Roche, confirmant tout le talent montré dans les vidéos qui les avaient fait connaître sur internet lors du confinement. Leur premier album, We All Need Bluegrass, relève presque du miracle pour un groupe qui a appris en regardant des vidéos sur YouTube, sans contact direct avec d’autres musiciens bluegrass. En public ou en vidéo, le visuel, le capital de sympathie que dégage un groupe gomment les petits défauts. L’écoute répétée du disque ne pardonne rien. Et We All Need Bluegrass a toutes les qualités des enregistrements des bonnes formations américaines. Le son est excellent. La rythmique est impeccable. Les solos sont remarquables surtout au fiddle. Country GongBang joue tout aussi bien du bluegrass classique que du contemporain ou du countrygrass. Born To Be Chicken a un solo de guitare légèrement swing. Une chanson (toutes les notes du livret et six des neuf titres sont en coréen – pas facile pour en parler) est très inspirée du style d’Alison Krauss & Union Station. J’aime moins quand le countrygrass tire trop vers la country. Tous les morceaux sont chantés en coréen. On avait découvert avec Youn Sun Nah que c’était une langue qui convenait au jazz. On s’aperçoit qu’elle va aussi très bien au bluegrass, surtout quand elle est chantée par la voix douce de Yebin, la mandoliniste du groupe. Avec la Norvégienne Rebekka Nilsson (Hayde Bluegrass Band) et l’Irlandaise Tabitha Benedict-Agnew (Cup O’ Joe), elle est aujourd’hui parmi les chanteuses étrangères qui peuvent prétendre rivaliser avec les meilleures américaines.

 

BLUEGRASS 2022 

De 1995 à 2001, Scott Vestal, Wayne Benson et différents musiciens au fil des années ont enregistré une série d’albums instrumentaux intitulés Bluegrass ‘95 jusqu’à Bluegrass 2001. Vestal a repris le concept en 2020. Pour Bluegrass 2022, il a conservé Cody Kilby (guitare) de l’édition 2020, récupéré Randy Kohrs (dobro) qui avait participé à plusieurs disques des années 90 et complété la formation avec Tim Crouch (fiddle), Byron House (contrebasse) et un jeune mandoliniste de 21 ans, Jonah Horton. J’ai trouvé ce disque plutôt décevant. En partie la faute au répertoire. Les disques précédents associaient de grands classiques avec quelques titres plus obscurs et des compositions des musiciens eux-mêmes. Ici, sur dix titres, aucune composition et cinq standards archi-connus, archi-joués dont on connaît de meilleures versions. Lonesome Fiddle Blues démarre sur le riff de contrebasse qui faisait l’originalité de la version de New Grass Revival mais l’accompagnement manque de vigueur par la suite. A l’inverse, la rythmique de Train 45 est presque brutale. Je ne trouve pas très heureuses les syncopes rythmiques dans la seconde partie de Blackberry Blossom. Reuben a une intro électro originale mais les solos manquent de brio. Gold Rush est plutôt mieux. C’est le standard le plus proche des versions classiques. Un peu moins joué, le traditionnel John Hardy a de bons solos de banjo et de mandoline. Dans Welcome to New York de Bill Emerson et Doyle Lawson, Horton et Kilby jouent des solos légèrement jazzy bienvenus. Le groupe a également adapté deux morceaux venus du courant new acoustic, EMD de David Grisman et Tipper, une des rares compositions que Tony Rice nous ait laissées. Scott Vestal s’intègre bien dans ces instrumentaux dont les versions originales avaient exclu le banjo. Horton et Kilby sont à la hauteur du challenge que représente la reprise de titres de Grisman et Rice. Tipper est la seule réelle surprise de ce disque avec l’adaptation instrumentale de Steam Powered Aereoplane, une chanson de John Hartford, plutôt réussie, surtout pour le solo de banjo en intro.

dimanche 20 novembre 2022

Du Côté de chez Sam, par Sam Pierre

 

The WILLIAMS BROTHERS

"Memories To Burn" 

Il y a d'autres Williams Brothers dont le territoire est le gospel. David et Andrew Williams sont des jumeaux nés en 1959 qui marchaient plutôt sur les traces des Everly Brothers. Si j'emploie l'imparfait, c'est parce qu'ils ont enregistré trois albums chez Warner Bros entre 1987 et 1993 et que ce disque, Memories To Burn a été enregistré et mixé en 1995 par Andrew, directement sur une console 2 pistes, dans son studio pour n'être publié qu'en 2022 sur Regional Records. Derrière les superbes harmonies fraternelles et la guitare d'Andrew, on ne trouve que trois hommes, et non des moindres: Greg Leisz (steel guitar), Don Heffington (batterie) et Marvin Etzioni (basse). Ce dernier est également producteur et responsable de la couleur plus country que pour les précédents enregistrements du duo. Tout à été enregistré live, les cinq hommes ensemble dans la même pièce avec Sam Phillips et ses Sun Studios pour référence. En ce qui concerne les titre, il y a une seule composition des frangins (She's Got That Look In Your Eyes) et neuf reprises. Le titre d'ouverture (Tears Only Run One Way) a été composé par Robbie Fulks ainsi que She Took A Lot Of Pills (And Died). Marvin Etzioni a écrit quatre chansons dont le morceau-titre . On trouve aussi Death Of A Clown des Kinks (Dave Davies), Let The Mystery Be d'Iris DeMent et Piney Wood Hills de Buffy Sainte-Marie. Court (environ vingt-et-une minutes), cet album est une belle surprise et l'on se demande pourquoi il est resté enfoui pendant vingt-sept ans. 

 

Grey DeLISLE

"Borrowed" 

Encore un retour vers le passé avec ce disque de Grey DeLisle, lui aussi produit par Marvin Etzioni. On attendait des nouvelles musicales de la dame car, depuis Iron Flowers en 2005, elle s'était contentée d'activités de de doublage pour des films d'animation (elle a aussi fait des bébés au lieu de faire des disques, selon ses propos). Borrowed, comme son titre l'indique, est constitué de reprises, des titres d'origines variées auxquels Grey apporte sa touche personnelle et sensible. Elle s'attaque aussi bien à Pink Floyd (Another Bick In The Wall) qu'à T-Rex (Girl), aux vieilles chansons populaires (Tonight You Belong To Me ou Georgia On My Mind), au Gospel (Calvary de Marie Knight & Sister Rosetta Tharpe) et à la chanson de film (You Only Live Twice). Mais là où elle brille particulièrement c'est quand elle reprend sa propre co-composition Borrowed And Blue ou celle de Maria McKee avec Lone Justice (You Are The Light), deux chansons coécrites avec Marvin Etzioni dans lesquelles on mesure le mieux son talent vocal. Avec Grey, on retrouve sur cet album les partenaires de toujours, Marvin Etzioni et Murry Hammond (qui a composé Valentine) mais aussi, parmi d'autres, Tammy Rodgers, Greg Leisz, Jonah Tolchin ou Mickey Raphael qui, tous ensemble, nous offrent un cadeau aussi beau qu'inespéré. 

 

OLD CALIFORNIO

"Old Californio Country" 

Groupe de folk rockers country (!), Old Californio est présenté comme un des secrets les mieux gardés de la Californie du sud. Le leader et chanteur principal est Rich Dembrowski qui a écrit la quasi-totalité des compositions du groupe dans le passé et joue de la guitare, de la batterie, de la basse et de l'harmonica. À ses côtés, Woody Aplanalp chante également et manie guitares, banjo, claviers, lap steel et basse. Sur ce disque on croise aussi les partenaires habituels que sont Justin Smith et John Avila, ainsi que Paul Lacques (I See Hawks In L.A.), Kip Boardman et Jon Niemann (GospelBeach) ou encore Anthony Logerfo et Corey McCormick (Promise Of The Real). Trois compositions originales seulement sont au menu de l'album: Shorten Your List (Rich Dembrowki), I Say That Too (Woody Aplanalp) et I Won't Cry (John Avila). Les dix autres titres constituent un véritable who's who du songwriting. Sont ainsi repris les Beatles (Because), John Prine (Speed Of The Sound Of Loneliness et Knockin' On Your Screen Door), Merle Haggard (Lonesome Fugitive écrit par Liz et Casey Anderson), les Rolling Stones (Wild Horses), Guy Clark & Rodney Crowell (Stuff That Works), Neil Young (Lotta Love), Lowell George (Willin'), Jason Isbell (Maybe It's Time) auxquels s'ajoute le traditionnel The Cuckoo. Le tout est interprété sans fioriture inutile, sans artifice de studio, avec sincérité et passion. 

 

Jim PATTON & Sherry BROKUS

"Going The Distance" 

Si l'on attribuait un label rouge aux maisons de disques, celle de Brian Kalinec, Berkalin Records, serait parmi les premières à en bénéficier. La production n'est pas pléthorique mais toujours de qualité, essentiellement made in Texas. Jim Patton & Sherry Brokus maintiennent la tradition avec Going The Distance, leur cinquième album (auquel il faut ajouter une compilation et deux disques enregistrés plus tôt sous le nom de Edge City). La formule est simple, une guitare acoustique et deux voix, Jim lead et Sherry aux harmonies, onze compositions originales de Jim, dont trois co-composées avec un autre grand songwriter texan, Jeff Talmadge, et une autre avec le même Jeff et Steve Brooks. Toutes ont été enregistrées sous formes de maquettes, avec d'autres, pendant les confinements puis finalisées au Jumping Dog Studio de Ron Flynt avec une belle bande d'amis au premier rang desquels figure Bill Kirchen à la Telecaster sur trois titres: Words I Can't Unsay, Brand New Love et Austin Night. Il y a aussi les harmonies de BettySoo, le fiddle de Warren Hood et tous les autres instruments joués par Ron Flynt et Jim Brotherton avec juste en plus la guitare lead de Eric Hisaw sur Struggling et quelques percussions de John Bush. Les chansons abordent les difficultés des relations à long terme, quelles qu'elles soient, mais aussi les rêves et les conséquences, bonnes ou mauvaises, d'être un rêveur. Six ans après The Hard Part Of Flying, Jim & Sherry nous reviennent tels qu'on les aime, sans prétention, avec leur folk doucement teinté de rock plein de vibrations positives.

 

NITTY GRITTY DIRT BAND

"Dirt Does Dylan" 

Comme les Rolling Stones, Nitty Gritty Dirt Band compte encore deux membres d'origine, après plus d'un demi-siècle d'existence (depuis 1967), Jeff Hanna et Jimmie Fadden. Bob Carpenter n'est arrivé qu'en 1979 quand le groupe s'était offert une parenthèse sous le nom de Dirt Band. Jaime Hanna (fils de Jeff), Ross Holmes et Jim Photoglo (un vieil ami), complètent le line-up d'un ensemble qui n'avait pas produit de disque en studio depuis Speed Of Life en 2009. Après tant d'autres, les six hommes nous offrent avec le bien-nommé Dirt Does Dylan un album de reprises de qui vous savez. Jeff et Jimmie chantent la plupart des morceaux aidés par Bob et Jaime. Larkin Poe vient donner un coup de main (ou plutôt de voix) sur I Sall Be Released, comme le font Rosanne Cash, Steve Earle, Jason Isbell et The War And Treaty sur The Times They Are A-Changin'. De Tonight I'll Be Staying Here With You à Quinn The Eskimo, sont ainsi passés en revue dix titres du répertoire de Bob Dylan, avec compétence, révérence mais, surtout, avec la passion de quelques vétérans qui sont restés avant tout des fans. Cela a un effet indéniable sur le plaisir procuré (en plus de celui de retrouver NGDB tel qu'en lui-même) à l'auditeur qui, sans cela, aurait pu trouver l'exercice un peu vain. 

 

Caleb CAUDLE

"Forsythia" 

Caleb Caudle n'est pas un débutant puiqu'il a déjà une bonne dizaine d'albums à son actif en quinze ans, seul ou avec son groupe rock The Bayonets. Better Hurry Up, paru en 2019 avait attiré mon attention. Le disque avait été enregistré aux studios Cash à Hendersonville avec une belle équipe de musiciens et de vocalistes. Caleb récidive avec Forsythia et cette fois, c'est même John Carter Cash qui le produit. Dix titres sont au programme, tous composés par Caleb (The Gates est coécrit avec John Carter Cash et Whirlgigs avec Brennen Leigh). Le casting est impressionnant: Jerry Douglas (dobro, lap steel), Sam Bush (mandoline, fiddle), Dennis Crouch (basse), Fred Eltringham (batterie et percussions), Forrest Cashion (orgue), John Carter Cash (autoharpe), Carlene Carter , Elizabeth Cook et Sarah Peasall McGuffey (voix). On peut s'attendre à un grand et beau disque et, lorsqu'on l'écoute, c'est exactement cela et même encore mieux. La qualité des compositions est là, bien sûr, la voix claire de Caleb n'est pas en reste, mais le véritable plus est la paire Jerry Douglas / Sam Bush dont l'omniprésence illumine les dix chansons. Écoutez par exemple Forsythia, le morceau titre, et sa délicate mélodie soulignée par une voix féminine, ou encore Tears Of Savannah. Caleb Caudle va-t-il enfin sortir de l'ombre? Cet album aux thèmes très personnels, que le songwriter a enregistré en pensant qu'il pouvait être le dernier, a en tout cas toutes les qualités pour le lui permettre. C'est indéniablement son meilleur et mon favori.

mardi 15 novembre 2022

L'art (selon) Romain, par Romain Decoret

 

  L'art (selon) Romain

 

Joshua HEDLEY 

"Neon Blue" (New West) 

À Nashville, la country-music change en une décennie. La nouvelle génération est représentée par Joshua Hedley qui pose la question: "que serait-il arrivé si nous n’avions pas été submergés par les Dixie Chicks et Dolly Parton phase 6?". Son premier disque, Mr. Jukebox, était consacré au son countrypolitain de Nashville. Ce nouveau Neon Blue est résolument honky-tonk, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait qu’Hedley a été artiste résident chez Robert’s, en face du Ryman Auditorium, accompagnant le regretté Justin Town Earle, Willie Watson ou Johnny Fritz. Il était surnommé The Singing Professor pour sa vaste connaissance de la country-music. D’ailleurs la pochette du CD le montre au bar de Robert’s que les connaisseurs reconnaitront aux innombrables paires de bottes western. Accompagné par le nouvel A-Team de James Mitchell & Tim Galloway aux guitares, Scotty Sanders à la pedal steel, Victor Krauss à la basse et le batteur Evan Hutchings, Josh Hedley a composé des titres originaux de haut niveau. Bury Me With My Boots On est dédié à Joe Diffie, décédé du COVID en 2020, Country & Western est pour son surnom de Singing Professor, I Wonder If You Wonder est une de ces surprenantes incursions philosophiques nashviliennes. La seule reprise, particulièrement bien choisie, est River In The Rain du légendaire Roger Miller. Avec ce disque, Joshua Hedley prend place aux côté des grands du new-country comme Jason Isbell. (Romain Decoret

 

Jeremiah JOHNSON 

"Hi-Fi Drive By" (Ruf Records) 

Pour son 7ème disque, ce guitariste-chanteur de St. Louis, Missouri a travaillé avec Paul Niehaus, styliste de la production. Jeremiah Johnson (son père l’a nommé ainsi en raison du western de Sidney Pollack en 72) réunit des influences diverses, le jazz de St. Louis, mais aussi le R&B texan qu’il a joué pendant 10 ans au Texas avant de revenir à St. Louis. Il joue sur Telecaster et a été n°1 de la Billboard Blues Chart avec son disque Heaven’s To Betsy. Il réunit ici les meilleurs cuivres et choristes de St. Louis, dirigés par le légendaire Tom Maloney. C’est particulièrement original dans 68 Coupe De Ville, Ball & Chain (rien à voir avec Big Mama Thornton ou Janis Joplin), Hot Blooded Love. La connection Telecaster/cuivres est imparable dans Sweet Misery ou la soul-music de Quicksand. Les saxes et trompettes ont joué avec Johnnie Johnson (le pianiste de Chuck Berry), mais aussi avec Little Feat et Bob Weir du Grateful Dead. Jeremiah Johnson les met en valeur spécialement dans The Band. Ils ont dépoussiéré le songbook du rock’n’roll US. Maximum Volume… (Romain Decoret

 

Rick BERTHOD

"Tribute To Peter Green" (RB Music)

Lorsqu’il joue ses propres compositions, Rick Berthod tord les cordes de son ES-355 (signée à Las Vegas par B.B. King) dans son propre style, avec des influences venues de Larry Carlton, Warren Haynes et Robben Ford. Son dernier album, Peripheral Vision, a été un hit en France il y a deux ans. Mais il a aussi le don de retrouver exactement le son des guitaristes de son enfance, ce qu’il fait lors de shows dédiés à Cream ou Stevie Ray Vaughan. Il aborde ici le répertoire de Peter Green et utilise son don considérable d’arrangeur, retrouvant l’accord diminué du break de Black Magic Woman ou le son recherché de I Loved Another Woman, Jumping At Shadows et Need Your Love So Bad. Son groupe The Persuaders a été réuni pour lui originalement par son mentor, le regretté Albert Collins. On retrouve ici le bassiste Ronee Mac, Billy Truitt aux claviers et sur Stop Messing Around c’est le producteur Mike Varney qui ajoute un solo de guitare incandescent. Né à Colorado Springs, transplanté à Las Vegas et Hollywood, Rick Berthod a tourné avec Eric Clapton, John Mayall, J.J. Cale, Delbert McClinton ou Robben Ford. Le temps viendra où il sera en tête d’affiche. (Romain Decoret

 

Alex WILLIAMS

"Waging Peace" (New West)

Loin des productions à la chaîne nashvilliennes, Alex Williams est un rare prétendant au trône de star Outlaw pour rejoindre les pionniers Willie Nelson, Merle Haggard et Waylon "Waymore" Jennings. Songwriter et guitariste acoustique, il a connu les cahots inévitables d’une telle carrière: montée en puissance avec son premier disque, tentations de la route qui l’ont ramené en-dessous de zéro et le difficile chemin pour changer ses habitudes et trouver la paix intérieure. Tout est évoqué dans des titres tels que Old Before My Time, The Struggle, The Vice, A Higher Road et Waging Peace. Produit par Ben Fowler et enregistré à Ocean Way et Hillywood Studios, Nashville, Alex Williams tient la guitare acoustique, avec Noah Thomasson à la lead, Danny Dugmore à la steel , Ryan Fox et Coty Leffingwell pour la section rythmique. Un bon exemple des nouveaux musiciens de studio de Nashville. Alex Williams est en tournée jusqu’à la fin de l’année et retrouvera brièvement sa venue préférée, le Basement East de Music City. Pour l’instant, il semble utopique d’espérer le voir en France, mais ne le manquez pas quand cela se produira. (Romain Decoret)

 

Amanda SHIRES

"Take It Like a Man" (ATO Records / Pias)

 Amanda Shires est une star de la new-country mais aussi une musicienne de session recherchée (fiddle, guitare acoustique), pour les regrettés John Prine, Justin Townes Earle ou Neal Casal. Elle joue avec son mari, Jason Isbell dans le 400 Unit et a fondé les Highwomen, un groupe féminin influencé par les Highwaymen de Johnny Cash, Willie Nelson, Waylon Jennings & Kris Kristofferson. Avec son 9ème album solo, Amanda Shires aborde son séjour à l’hôpital pour une grossesse extra-utérine qui s’est déclarée alors qu’elle était sur scène et milite désormais pour le droit à l’avortement. Cette native de Lubbock, Texas (la ville de Buddy Holly & Waylon Jennings) a été barrel-cowgirl dans les rodéos avant de jouer du fiddle avec les Texas Playboys. La différence entre le fiddle et le violon réside en un chevalet plus plat mais surtout dans le jeu. Un violoniste joue assis, un fiddle player est debout et marque le temps avec son archet sur ses talons, tout en jouant à la vitesse de l’éclair. Sur ce 9ème album solo produit dans le légendaire studio B de RCA Nashville par Lawrence Rothman (Lucinda Williams, Angel Olsen) Amanda Shires utilise une imagerie comparable à celle de Tom Waits dans Hawk For The Dove, Faut Lines ou Empty Cups. Jason Isbell tient la guitare sur quelques titres de ce disque autobiographique où l’élue de son coeur se réimagine. (Romain Decoret) 

 

IVOR S.K.

"Mississippi Bound" (Blues Foundation)

Ce jeune australien de Sydney est un spécialiste du slide. Ses précédentes disques Delta Pines (2016) et Montserrat (2017) avaient déjà attiré l’attention. Ignorant la pandémie ("il est clair que ce n’est pas la peste bubonique") Ivor S.K. a traversé l’océan pour aller à New Orleans où il fut résident du vénérable club Chickie Wah Wah avant de jouer au Juke Joint Festival de Clarksdale, Mississippi, jammant avec Alvin Youngblood-Hart, Jumping Johnny Sansone ou Smoky Greenwell. Après avoir joué dans le Delta au Ground Zéro Club, il est revenu à New Orleans pour enregistrer ce disque, dans le studio Morris and Dauphine. Ivor Simpson-Kennedy (son nom complet) joue sur une Gibson J-40 acoustique. L’écouter est être téléporté dans un juke-joint ou un club de Bourbon Street, comme dans son Wheeling ou Down The Road. Tous les titres de l’album sont ses compositions, parfois ironiques avec Talkin’ Shit Again ou évocatrice de Robert Johnson dans Tomorrow Night. Excelsior! (Romain Decoret

 

The BEATLES

"Revolver" Réédition, Remix & Prises alternatives (Apple / Universal)

Après avoir commencé le transfert des 4 ou 8-pistes originales en 196-pistes ou plus s’il le faut, en Dolby Atmos, avec Sgt. Pepper's, le White Album, Abbey Road puis Let It Be, Giles Martin aborde aujourd’hui Revolver (1966) en faisant appel à un champ audio-spatial bien au-delà de la stéréo. Une alchimie audio qui prend tout son sens avec un bon ampli ou des écouteurs de qualité. Chaque intervention vocale ou instrumentale (par exemple les guitares acoustiques countrysantes de John & Paul) se voit attribuer une ou deux pistes séparée. Le double CD multi-formats, vinyle/CD/ numérique, présente d’abord le mix recréé du disque original. Le son en est très proche, sans bouleversement inutile, mais la définition est extraordinaire. Les choses s’approfondissent encore avec les prises alternatives soigneusement transférées et re-mixées par Martin. Bien des spécialistes considèrent que John Lennon s’était alors mis en retrait de McCartney, d’un point de vue créatif. Mais cela n’arriva pas avant le trop psychédélique Sgt. Pepper's. Les chansons relatent une autre histoire : Doctor Robert, And Your Bird Can Sing et Tomorrow Never Knows sont de John et dans la prise 15 de She Said She Said on l’entend distinctement diriger les Beatles: "Keep Going! Last Track! Last Track!". Sur I’m Only Sleeping prise 2 de John, il est clair que George utilise la partie rythmique de Zal Yanovski dans Daydream des Lovin’ Spoonful. De même sur la prise 8 de Got To Get You Into My Life de Paul, George Harrison expérimente des riffs joués avec une Fuzz-tone. Ces riffs seront remplacés ensuite par une section de cuivres. Quelques mois avant, le projet des Beatles d’enregistrer dans les studios Stax à Memphis était tombé à l’eau. On peut se demander ce qu’aurait pu donner un tel disque… Probablement dans les épisodes suivants de cette remontée dans le temps, le prochain sera consacré à Rubber Soul (1965), puis il restera encore Help! (1965), Beatles For Sale (1964), Hard Day’s Night (1964), With The Beatles (1963) et Please Please Me (1963), mais là c’est du 2-pistes mono à transférer… (Romain Decoret

 

Paul McCARTNEY

"The 7’’ Singles Box" (Pantheon / Universal )

Pour le shopping de Noël voici une extravagance destinée aux fans absolus du bassiste des Beatles en sol: un coffret édition limitée à 3000 exemplaires contenant 80 singles vinyl avec les pochettes originales, des inédits et raretés, ainsi qu’un livre de 148 pages, notes d’enregistrement signées Paul McCartney. Sous l’aspect d’une caisse en bois blanc fermée par deux courroies rouges on découvre d’abord 65 singles remasterisés et supervisés par Sir Paul. Ils sont originalement sortis dans divers pays, les pochettes sont originales. Mais le bonus est composé de 15 singles inédits, avec des raretés, maquettes et bizarreries. Ainsi la version inédite de Love Is Strange / I Am Your Singer, le single français de Goodnight Tonight / Daytime Nightime Suffering, le rare 45t japonais de 77 avec les versions live de Maybe I’m Amazed / Soily. Parfois c’est un EP 3 ou 4 titres comme No Other Baby / Brown Eyed Handsome Man de Chuck Berry et Fabulous de Charlie Gracie, tiré en 99 de l’album rock’n’roll Run Devil Run. Autres raretés: ce Summer Of  ’59 en face B de Jenny Wren ou les récents Find My Way / Winter Bird jamais sortis en single. Plus classique les originaux US de Uncle Albert/Admiral Halsey / Too Many People, la chanson de 71 qui rendit John Lennon furieux (elle commence par les mots "Piece Of Cake" qui en langage Beatles correspond à "Piss Off, Cake"). Ou le single allemand de 74 avec Jet / Let Me Roll It. Une vision labyrinthique du répertoire de Sir Mac, avec Wings ou en solo. (Romain Decoret)

samedi 12 novembre 2022

Disqu'Airs, par Éric Allart et Jean-Christophe Pagnucco

 

Lloyd MAINES 

"Eagle Number 65" (2022) 

Producteur et pilier de la scène d’Austin, Lloyd Maines nous livre dans ce 12 titres un panel de son talent de pedal steeler. Le son et la production sont modernes mais sans verser dans les dérives putassières surcompressées et écrasées par les basses et percussions. C’est de l’excellente country music, mais pas que. La sélection comprend des standards comme Steel Guitar Rag et Auld Lang Syne dont l’usure est telle que s’y attaquer reste toujours problématique. Deux pièges menacent alors l’interprète: refaire à la manière de, dans une copie peu créative, ou alors détruire le morceau en le dénaturant au-delà du sensé pour en faire autre chose. Lloyd Maines se tire d’affaire en évitant avec goût les deux cas. Steel Guitar Rag devrait plaire à notre ami Lionel Wendling, en effet, après la mise en place du thème, il l’enrichit avec des variations swinguantes du plus bel effet, c’est créatif sans perdre de vue l’identité. Pour Auld Lang Syne qui clôt l’album, on se régalera des harmonies riches et onctueuses des accords avec une longue intro où la steel seule est magnifiée. Il y a une belle ballade country Because Of The Wind, et un efficace rock sudiste ZZ Topien, Hank Hills Nightmare. Du jazz Homer Odds Is He où l’on appréciera la diversité des percussions. L’ensemble est assez touffu et riche de la diversité de l’instrumentation: une belle guitare acoustique, de l’accordéon sur le celtique Irish Blood, du dobro, on arrive, et ce n’est jamais évident, au bout d’un album instrumental centré sur la pedal steel sans impression de redite ou de platitude. Plus mitigé je suis sur Lullaby, seul morceau chanté, certes avec une belle mélodie et la voix d’Allison Krauss, mais qui aurait gagné à être plus concis. (Éric Allart

 

Charley CROCKETT 

"The Man From Waco" 

L’étonnante prolixité de Charley Crockett confirme plusieurs tendances qui dessinent un paysage mental et artistique désormais bien établi. D’abord la capacité impressionnante de naviguer entre les genres avec une totale crédibilité, qu’il s’agisse de R&B avec des arrangements de cuivres, de donner dans un funk coloré de gimmick néo orléanais, ou de perpétuer, sans les singer, les meilleurs des plans de Nashville Sound des années 70 débutantes. L’homme n’en est pas à son coup d’essai, il ne produit pas une suite décousue mais à chaque album nous retrouvons un récit structuré avec introduction et conclusion, comme à la grande époque des disques concepts. Les familiers y retrouveront ce qui caractérise la qualité de son écriture: des histoires profondes et graves où la simplicité du lexique n’entrave en rien la puissance et la portée des images poétiques. Moins prégnant dans le dosage "Country” que ses albums précédents, on remarquera aussi un allègement des back-ups au profit de la voix mise en avant. Ça prend le temps de poser des ambiances, de cultiver l’attente. L’errance, les espaces, le western et sa mythologie, la femme perdue, l’introspection : on est dans la continuité des thèmes de prédilection. Le niveau d’exigence et de personnalité de l’ensemble se répercute sur les albums antérieurs auxquels celui-ci fait écho, et Charley trace ainsi un sillon poursuivant vers le futur une œuvre que l’on peut qualifier déjà de maitresse. (Éric Allart

 

Rod BARTHET 

"À l’ombre des sycomores" (Socadisc, 2022)

 Attention c’est du lourd ! Alors qu’il avance résolument dans la troisième décennie d’une carrière déjà bien remplie qui lui avait valu bien des rencontres et des honneurs et d’écrire, à sa manière, une belle page dans l’histoire du blues rock de ces dernières années, Rod Barthet continue ici d’explorer le sillon francophone qui lui a permis, disons-le tout net, d’émerger en tant que talent à part entière. Il marque ainsi de sa personnalité singulière, de sa voix au timbre personnel et de son touché si fin de guitariste électrique et éclectique, une nouvelle étape de sa carrière exemplaire en proposant aujourd’hui À l’Ombre des Sycomores, troisième album francophone après Au bout d’ma ligne et digne successeur de l’excellent Ascendant Johnny Cash, dont nous avions déjà eu le loisir de célébrer les louanges dans les colonnes de ce fanzine. Ici aussi, la plume de Rod côtoie en toute cohérence celle du légendaire Boris Bergman et rencontre celle de Joseph D’Anvers, provenant d’un univers plus chanson française mais qui avait été l’orfèvre de L’Homme Sans Âge, bel album écrit pour Dick Rivers en 2008. Au cœur de À l’Ombre des Sycomores, dont l’achat est recommandé à tous les férus de musique américaine au sens large du terme et de belle langue chantée, on goûtera à la guitare généreuse de Mon amour, aux violons des Mers du Sud, à l’ironie espiègle de L’amour m’a fait au revoir, à la slide de Le chemin que ne renierait pas Sonny Landreth, à la ballade atmosphérique et normande À Étretat, au proto country punk rock Gar’toi loin de ma maman avant de se clore par l’hymnesque Vivre en liberté. À se procurer absolument, afin d’encourager ceux qui ont su écrire une histoire si personnelle et passionnante dans ce genre musical souvent encombré de clichés et de redites, deux défauts jamais identifiés dans l’œuvre déjà considérable réalisée par Rod Barthet. (Jean-Christophe Pagnucco)

 

Neal BLACK and THE HEALERS 

"Wherever The Road Takes Me, 30 Years Best Of Collection"
(Dixiefrog 2022) 

Figure familière de nos contrées depuis 3 décennies, celui qui, depuis le décès du regretté Calvin RUSSEL, demeure le plus français des bluesmen texans, publie ces jours-ci une belle et généreuse compilation de sa production fidèlement proposée sur le grand label Dixiefrog, avec une impeccable régularité, depuis 30 ans. Construite et packagée avec grand soin, la compilation décline en deux cd une rétrospective de l’œuvre studio de Neal en 20 titres, toujours personnelle, délicatement écrite, parfaitement exécutée et savamment arrangée, puis 8 titres incendiaires en live, afin d’honorer la réputation non usurpée de road warrior que s’est construite notre homme, en brûlant inlassablement toutes les scènes de France et de Navarre, devant un public de fidèles et de nouveaux conquis. Une clé d’entrée idéale pour ceux qui voudrait dé-couvrir la voix caverneuse, la guitare habile et le songwriting racé d’un artiste qui mériterait sûrement une exposition plus importante encore. Un joli point d’étape pour les familiers de son œuvre exigeante, qui est si copieuse que l’on peut parfois ne pas avoir le temps de savourer les ressources cachées d’un opus récemment paru, ce qu’invite à faire ce double CD qui doit figurer en bonne place pour tous les amateurs de blues texan. Allez, quelques minutes de Handful of Rain pour retrouver le frisson… et s’ouvrir l’appétit pour dévorer ce cadeau copieux! (Jean-Christophe Pagnucco)

 

TOUCH OF GROOVE 

"Touch of Groove" (Absylone, 2022) 

Dès son intitulé, ce bel objet discographique au visuel soigné annonce la couleur et dévoile ses intentions. De groove il sera question, et dès les premières notes, l’orgue Hammond et la basse groovy servent de tapis idéal à une voix féminine gorgée de soul, au service d’un songwriting habile pour un répertoire original si efficace qu’il n’a aucunement à rougir des belles heures des studios Ardent Muscle Shoals. Il est donc bien facile d’entrer dans le propos jubilatoire de la chanteuse Letty M., dont on entendra sûrement beaucoup parler dans les mois à venir, et dans le groove des claviers aussi malins que virtuoses de Sylvain Lansardière comme dans les entrelacs guitaristiques impeccables de bon goût réalisés par Paco Guégan. Des premières notes de Breath jusqu’aux ultimes pulsations de The Very Last Snowflakes, cet album bourré de feeling et d’un rythme irrésistible vous propulse sur le dance floor (essayez le dantesque et actuel This Summer 21) tout en allant cueillir des larmes qu’il pourrait aisément arracher à n’importe quel critique élitiste et blasé (pleurez sur People Of The Damned, que n’auraient renié ni Brother Ray ni Sister Aretha). Splendide entrée en matière pour ce nouveau groupe, longue vie et belle réussite à Touch Of Groove (vite, un concert!). (Jean-Christophe Pagnucco)

 

Grant HAUA

"Ora Blues At The Chapel" (Dixiefrog Live Series, 2022)

Décidément, le bluesman maori Grant Haua, si bien mis en avant ces derniers mois par le label Dixiefrog, ne manque jamais une occasion de convaincre qu’il est la plus belle découverte blues rock de ces dernières années, qu’il a beaucoup de choses à dire, et qu’il sait les dire de façon passionnante, voire envoutante, avec sa guitare habile, voire virtuose, et sa voix arrachée et gorgée de soul. Ce tout dernier opus, Ora Blues At The Chapel, le présente accompagné d’un quatuor de grande classe (Brian Franks à la basse, Mickey Ututaonga à la batterie, Delaney Ututaonga aux chœurs et Tim Jullian au piano), qui s’est réuni en février 2022 dans un village historique de la région de Tauranga, afin d’enregistrer dans une énergie live engagée, singulière et si émotionnellement impliquante et contagieuse ces 13 titres, dont la réalisation a marqué différentes étapes de la carrière déjà relativement longue de Grant Haua. Menées pied au plancher, les 13 étapes de cette invitation au voyage bluesy et nervée de rock’n’roll défilent comme un rêve sur une autoroute de plaisir. A l’écoute des quelques sommets que sont Be Yourself (excellent conseil), Voodoo Doll ou Song For Speedy, on se dit que Grant a décidément bien des choses à dire et à chanter et qu’il a décidé de le faire de la plus belle des manières: avec ses tripes, son âme et son cœur. Un artiste à suivre et à encourager! (Jean-Christophe Pagnucco)

lundi 7 novembre 2022

Du Côté de chez Sam, par Sam Pierre

Bill SCORZARI

"The Crosswinds Of Kansas" 

Je vous avais présenté Now I'm Free, le troisième album de Bill Scorzari, dans le numéro 163 du Cri du Coyote. Je m'aperçois que je pourrais reprendre presque mot pour mot pour The Crosswinds Of Kansas ce que j'avais écrit il y a trois ans. La voix râpeuse et voilée de Bill évoque celle de Sam Baker ou Tom Waits, son chant se transforme souvent en confidences sur des mélodies très prenantes avec des arrangements qui font que l'ancien avocat transcende les genres. Est-ce du folk, du blues ou autre chose? C'est simplement du Scorzari, l'œuvre d'un poète, quelque chose qui ne ressemble qu'à ce qu'il a produit précédemment. Le disque est long (plus de soixante-dix minutes) et lent, mais il emporte l'auditeur. Bill élève rarement la voix, toute juste accélère-t-il le tempo sur A Ghost, My Hat and My Coat. Le dernier titre, Tryin', Tryin', Tryin', Tryin', est une longue incantation (près de douze minutes) avec des chants en langue Navajo mêlée à l'Anglais. On trouve aussi au long du disque pas mal d'instruments amérindiens comme les flûtes (jouées par Bill) ou les percussions (jouées par Neilson Hubbard, coproducteur). J'ai un faible pour les titres où les cordes (Chelsea McGough au violoncelle, Eamon McLoughlin au violon et Fats Kaplin à l'alto) jouent un rôle prépondérant: Oceans In Your Eyes, Patience And Time, Try, Try Again. Mais il ne faudrait pas oublier I-70 East, All Behind Me Now, Multnomah Falls ou The Measure Of A Man. Quoi qu'il en soit, le disque s'écoute dans sa continuité, comme un tout, un album profond qui nous entraîne vers des hauteurs insoupçonnées. 

 

Richie FURAY

"In The Country" 

Il y a cinquante-six ans déjà que Richie Furay a d'abord fait entendre sa voix haut perchée avec Buffalo Sringfield. C'est ensuite avec Poco qu'il a été considéré comme un des initiateurs du country-rock (Kind Woman, avec Buffalo Springfield et la pedal steel de Rusty Young, avait déjà tracé le chemin). En 2022, ce qui frappe en premier est que le timbre de Richie a peu vieilli. Pour In The Country, il a délaissé ses habits de songwriter pour nous proposer douze reprises avec, pour commencer, Somebody Like You de Keith Urban. L'album est produit par Val Garay, la précédente collaboration entre les deux hommes remontant à 1979 avec I Still Have Dreams. La liste des titres a été élaborée en comparant celle que chacun des deux avait rédigée de son côté. La première chanson sur laquelle l'accord s'est fait est Your Love Amazes Me popularisée par John Berry. À côté de deux immenses succès (Take Me Home, Country Roads de John Denver et Lonesome Town de Rick Nelson), on croise aussi The River de Garth Brooks, Chalk de Julie Miller et Walking In Memphis de Marc Cohn. Ce dernier titre, écrit à l'origine pour un piano a été superbement adapté pour la guitare acoustique de Tom Bukovac. Parmi les autres musiciens en vedette, il y a Chris Leuzinger (guitare), Dan Dugmore (pedal steel), Steve Nathan (claviers), Glenn Worf (basse) et Victor Indrizzo (batterie). On entend aussi la voix du vieil ami Timothy B. Schmit associée à celle de Jesse Furay Lynch (fille de Richie) sur I'm Already There. Globalement, on a affaire à ce bon vieux country-rock auquel Richie nous a habitués, léger et vivifiant, avec parfois des ajouts de cordes ou de chœurs. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, assurément, si ce n'est un moment de réel plaisir. 

 

Timothy B. SCHMIT

"Day By Day" 

Là où Richie Furay choisit de de ne faire que des reprises, son vieil ami Timothy préfère n'enregistrer que des chansons qu'il a écrites seul (comme dans ses albums précédents Expando et Leap Of Faith). On se retrouve encore une fois en terrain connu, et beaucoup de titres de Day By Day auraient pu figurer sur un disque d'Eagles (deuxième période). Des ballades en majorité, des voix aériennes, parfois une guitare qui déchire (Errol Cooney sur Mr. X), un harmonica inhabituel (joué par TBS sur Question Of The Heart), le son de l'orgue de Mike Finnigan sur Heartbeat, un accordéon (Phil Parlapiano sur Grinding Stone), la présence d'amis connus (Lindsey Buckingham sur Simple Man, Benmont Tench et Kenny Wayne Sheppard sur Taste Like Candy), la recette est simple mais fonctionne plutôt bien. Il ne faut pas s'attendre à autre chose que passer une heure agréable en compagnie de quelqu'un qui accompagne depuis plus de cinquante ans ceux qui ont connu les (presque) débuts de Poco avec l'album éponyme paru en 1970. 

 

Will HOGE

"Wings On My Shoes" 

Cet album doit être le douzième de Will Hoge (ajoutez y un EP intitulé Modern American Protest Music). J'ai chroniqué les trois précédents pour le Cri du Coyote mais qui le connaît? Pas grand monde, j'en ai peur. Si je dis qu'il se situe au niveau de James McMurtry ou John Mellencamp (au hasard), je vois déjà certaines oreilles se dresser. Et puis quelqu'un qui débute son album par John Prine's Cadillac ("Heureux lorsque la musique sort des haut-parleurs à l'arrière de la Cadillac de John Prine") mérite forcément le respect. C'est un rock à tempo moyen qui laisse rugir la guitare de Thom Donovan. Le groupe de musiciens est celui qui accompagne Will habituellement sur scène. Outre Thom aux guitares, on trouve Allen Jones à la batterie, Christopher Griffiths à la basse et Josh Grange aux guitares en tous genres (notamment pedal steel) et aux claviers. Pour cet album, Will a délaissé le costume de guerrier politique (le départ de Trump n'y est pas étranger) pour nous délivrer dix titres superbement écrits. Avec It's Just You, il marche sur les traces de Jacques Brel tendance Ne me quitte pas ("Tu as pris mon cœur, volé ma guitare, vendu tous mes disques, The Beatles, The Stones et The Band, tu as pris tout mon argent… Si j'avais à choisir entre toutes les choses que je détesterais perdre, si je dis la vérité, c'est seulement toi"). Il dessine le portrait de sa grand-mère (Queenie), et nous parle de son attachement à sa ville de Nashville où il est né (You Are The Place). Il passe sans transition d'une ballade superbe de délicatesse (The Last One To Go avec la contrebasse à archet de Paul Difiglia et les cordes de Larissa Maestro) au brûlot qu'est All I Can Take. Pour finir, il offre Whose God Is This?, où sa voix est juste soutenue par sa guitare acoustique et la pedal steel de Josh Grange. On y apprend que Jesus boit du vin rouge en compagnie de Tchang Kaï-Chek et que Mozart joue une chanson de Robert Johnson. C'est une bien belle conclusion avec un texte qui évoque à la fois Desolation Row de Bob Dylan et Jesus, The Missing Years de John Prine. Cela devrait être suffisant pour inciter les lecteurs à se ruer sur la riche discographie de Will Hoge

 

Brian BLAKE

"Book Of Life" 

Il y a encore des promoteurs qui se battent pour faire vivre la musique et les artistes. L'un d'entre eux est Adam Dawson qui, avec Jukebox Media, est un de mes pourvoyeurs favoris. Parmi les artistes qu'il m'a permis de découvrir récemment, Brian Blake brille comme une étoile, celle du Texas. Même s'il est désormais établi dans le nord du Mississippi après avoir vécu à Memphis, Tennessee, Brian a enregistré son premier album, Book Of Life, à Austin, Texas, avec une production de Walt Wilkins et Ron Flynt. Ce concept album inclut des chansons sur sa famille et ses racines aux environs de Liberty, Texas. "Mon intention avec cet album est de rendre hommage à ma famille et au lieu où elle vit depuis plus de 175 ans. C'est là que j'ai passé la plus grande partie de ma jeunesse et c'est un lieu qui représente vraiment beaucoup pour moi", dit Blake. D'un bout à l'autre du disque, Brian nous convie à un voyage à travers le temps, de Rice Field In The Distance qui évoque les luttes de ses arrières-grands parents pour élever une famille nombreuse pendant la grande dépression, jusqu'à Nothing Gold Can StayBrian chante les inévitables changements de l'époque actuelle mais aussi les liens toujours plus étroits de sa famille avec Liberty. Move on J.D. est un des titres les plus forts du disque, il évoque un ancien combattant de la seconde guerre mondiale devenu, comme tant d'autres, sans abri. Cette chanson lui a valu le titre de Songwriter of the Year en 2021 par la Memphis Songwriters Association. Brian Blake fait partie des auteurs-compositeurs parmi les meilleurs qu'il m'ait été donné d'entendre ces dernières années. Je me suis cru revenu en mai 1987 quand j'ai découvert par hasard chez un disquaire ami le premier album de Lyle Lovett avec qui Brian a quelques similitudes vocales. Book Of Life est (au minimum) du même niveau avec un casting de musiciens qui fait rêver: Chris Beall (guitare électrique), Rich Brotherton (guitares diverses, cittern, dobro, mandoline), John Chipman (batterie et percussions), Bart de Win (accordéon), Ron Flynt (basse, pianos, guitare), Warren Hood (fiddle), BettySoo (harmonies) et Walt Wilkins (percussion et harmonies). Incontestablement mon disque favori de cette fin d'année. 

 

KB BAYLEY

"Flatlands" 

On pourrait croire KB Bayley originaire du Midwest américain mais il vient du Royaume-Uni et je dois sa découverte à Geraint & Deb Jones et à G Promo PR. Son album précédent, Little Thunderstorms, paru en 2021 m'avait beaucoup plus et lui avait valu une reconnaissance méritée. Avec Flatlands, KB a changé son approche puisque, après un disque richement (tout est relatif) orchestré, il a choisi une approche plus dépouillée, seul avec sa Weissenborn: "je voulais partager ces chansons et histoires dans leur forme la plus brute, et je voulais célébrer mon amour pour la guitare Weissenborn comme un unique instrument raconteur d'histoires. Si l'on entend un peu l'harmonica de Gavin Thomas sur Driftwood Avenue et Year Zero et un piano feutré joué par KB sur Comet Girl, Flatlands est bien l'œuvre intimiste d'un homme seul, enregistré dans une seule pièce. À côté de six de ses compositions, KB reprend quatre titres qui résument bien ses goûts: The L & N Don't Stop Here Anymore (Jean Ritchie), Johnsburg, Illinois (Tom Waits), The Black Crow Keeps On Flying (Kelly Joe Phelps) et Maybe It’s Time (Jason Isbell). L'album, assez addictif, est une belle réussite, les compositions révèlent un artiste aussi doué pour les textes que pour les mélodies, avec une voix qui sied parfaitement à l'ambiance dépouillée de l'ensemble.