lundi 21 août 2023

Du Côté de Chez Sam, par Sam Pierre

 

Tommy PRINE

"This Far South" 

Que faire quand on s'appelle Prine et que John, le père disparu trois ans plus tôt, était un des artistes les plus révérés et aimés de la scène musicale de Nashville et d'ailleurs? Simplement, assumer son nom et se faire un prénom. C'est en tout cas le choix fait par Tommy Prine qui publie son premier disque, This Far South, dans un style qui n'appartient qu'à lui. Elohim ouvre le bal. C'est un nom hébreu pour désigner Dieu et, sans ambage, Tommy l'annonce: "Et je déteste cette partie de moi / Mais je ne crois pas en ce que je ne peux pas voir", comme un façon d'avouer ses faiblesses, les addictions qu'il a eu à surmonter. Il affirme ensuite: "Je ne crois pas en Dieu ou en Elohim / Parce que ce sont ceux que je n'ai jamais vus", comme pour exprimer la colère d'avoir perdu son père, mais aussi des amis, à cause du COVID, mais aussi de certaines dépendances. L'approche de ce titre est très rock, avec notamment la guitare électrique de l'excellent Sadler Vaden, brillant à chaque intervention. Il est à nouveau question des démons passés dans la chanson This Far South: "J'ai choisi, l'habitude que j'abandonne / La descente est épuisante / Je pense que j'ai besoin d'aide… Je pense que je mérite un peu de repos". By The Way est un hommage manifeste au père perdu avec cette conclusion: "Au fait, les gens disent que je te ressemble". Tommy évoque aussi les rendez-vous manqués: "J'aurais aimé rester et déballer tous mes sacs / Tous les moments qui me manqueront toujours / Sont les moments que nous n'avons jamais eus". Letter to My Brother est un hommage acoustique à un ami perdu à cause de la dépendance, mais aussi à la famille et aux amis qui soutiennent les toxicomanes lors de leurs pires moments. On rencontre ici également une référence à Sam Stone. Toutes les chansons ne sont cependant pas sombres, et à côté de Crashing Again, il y a Reach The Sun, le réjouissant Mirror And A Kitchen Sink (où Juliette et Roméo se rencontrent à un rodéo), Cash Carter Hill, et I Love You, Always, chanson d'amour à son épouse Savannah, qui clôture l'album. This Far South, après une ou deux écoutes pour oublier que Tommy n'est pas la réincarnation de John Prine, apparaît comme un disque brillant, avec des mélodies qui s'incrustent vite en nous. Les textes font réfléchir et la voix de Tommy, un peu plaintive, révèle beaucoup de qualités. Une équipe d'amis entoure avec bienveillance le jeune Prine. Gena Johnson et Ruston Kelly sont à la production. Le second nommé a coécrit Crashing Again et Some Things et joue par ailleurs de la guitare acoustique et du banjo. Outre Sadler Vaden, déjà cité, et ses guitares, on trouve également Fred Eltringham (batterie), Jarrad K (claviers), Tim Kelly (pedal steel) et Zach Casebolt (cordes). Avec l'oncle Billy (petit frère, grand par la taille, de John) et Tommy, le nom de Prine n'a pas fini de résonner du côté de Nashville. 

 

The PAWN SHOP SAINTS

"Weeds" 

Derrière The Pawn Shop Saints se cache le prolifique songwriter Jeb Barry qui nous envoie régulièrement une carte postale de Nouvelle Angleterre. Après Texas, etc… (double CD, 2018), Ordinary Folks (2020), Ride My Galaxy (2022), voici Weeds que Jeb définit comme l'album folk du groupe. C'est un disque de treize chansons, marquées (comme pour les deux albums précédents) par la pandémie, qui parlent de faits et de personnes avec beaucoup d'émotion sans pour autant sombrer dans la tristesse gratuite. Plusieurs chansons ont été écrits en hommage à John Prine comme Twine, rédigée le lendemain de la mort de John. Quelques titres évoquent clairement cette période de confinement si durement ressentie: Generation Lockdown, The Covid Unit, Miss June. D'autres chansons évoquent simplement les amours perdues (Preacher, All Girls Break Heart), alors que James est une critique de l'attitude égocentrée, le moi d'abord, si fréquent dans la société actuelle. The War et Memorial Day sont à l'évidence des titres liés (écrits d'ailleurs à vingt-quatre heures d'intervalle) qui décrivent le traumatisme des guerres pour ceux qui ont survécu tout en s'interrogeant sur ce qu'aurait été l'avenir de ceux qui n'ont pas eu la chance d'en avoir. Pour un peu plus de légèreté, Jeb a ressorti un vieux titre (Baby Got Drunk) et un autre (Chelsea Off My Mind, le premier du disque) influencé par Big Star et le power pop. Cet album, à la tonalité majoritairement acoustique, est une belle réussite, où spontanéité et émotion dominent. Jeb (voix, guitares, basse, banjo, harmonica, orgue) est accompagné par Josh Pisano (batterie, percussions, voix), Michael O'Neill (guitares, voix), Amy Attias (fiddle) et Tony Pisano (accordéon). 

 

Brennen LEIGH

"Ain't Through Honky Tonkin' Yet" 

S'il fallait citer tous les disques auxquels Brennen Leigh a participé, cette rubrique ne suffirait pas. Que soit en solo, en duo, au sein d'un groupe ou en simple invitée elle a exploré tous les recoins de la musique américaine aux racines traditionnelles: old-time, folk, bluegrass, country, aucun domaine ne lui est étranger. Elle a chanté la Carter Family avec Antique Persuasion, Lefty Frizzell en solo, a joué un rôle important auprès de la Carper Family et de Melissa Carper, de Charley Crockett, a fait un disque de duos country avec Jesse Dayton, a enregistré des disques en duo avec Noel McKay, a prêté sa voix à Rodney Crowell, James Hand, Robbie Fulks, Jim Lauderdale, John Lilly. Son dernier opus, Obsessed With The West, dédié au western swing faisait appel à Asleep At The Wheel. Ain't Through Honky Tonkin' Yet, le titre de son nouvel album, dit tout sur son contenu. Tout? Pas tout à fait parce qu'il n'est en rien révélateur de la qualité du contenu. C'est un disque hors du temps, qui nous ramène aux racines du genre et qui aurait aussi bien pu être enregistré il y a cinquante ou soixante ans. Merle, George, Lefty, Buck, George et quelques autres doivent se retourner de plaisir dans leurs tombes en entendant Mississippi Rendezvous, The Bar Should Say Things, I Ain't Through Honky Tonkin' Yet, When Lonely Came To Town, Every Time I Do, ou encore Somebody's Drinking About You. Rien que l'énoncé des titres fait rêver les amateurs du style honky-tonk, les ballades évoquant les cœurs bisés alternent avec des morceaux plus enlevés, et il y a même un truck song, Carole With An E. Cet album est parfait de bout en bout et se place tout en haut de l'œuvre de Brennen qui a su, comme d'habitude, parfaitement s'entourer. Chris Scruggs est à la production et aux guitares et de grands noms viennent prêter leurs talents, parmi les lesquels Marty Stuart (mandoline), Aaron Till (fiddle et guitare), Tommy Hannum (excellent à la pedal steel et au dobro), Micah Hulscher (piano). Côté voix, il faut noter la présence de Rodney Crowell. Ain't Through Honky Tonkin' Yet nous offre douze pépites à garder précieusement du côté du cœur, y compris Throwing Away Precious Jewels, ce qu'il faut évidemment se garder de faire. À noter également que pour l'écriture, Brennen a travaillé avec Silas Lowe, Tessy Lou Williams, John Scott Sherill, Mary Bragg, Mallory Eagle, Seth Hulbert (le partenaire de ses débuts), Noel McKay, Erin Enderlin et Thom Schuyler. Excusez du peu. 

 

C. Daniel BOLING

"New Old Friends" 

J'ai découvert Daniel Boling il y a dix ans avec Sleeping Dogs, chroniqué dans le n° 137/138 du Cri du Coyote. Depuis, je n'ai manqué aucune de ses aventures musicales entamées en 1999 avec Perfectly Stable. Pour sa dernière publication, Live At The Kitchen Sink, j'avais écrit (Le Cri du Coyote n° 158) à propos de la chanson Leadbelly, Woody & Pete: "Daniel aurait pu ajouter Tom Paxton à la liste car c'est sans doute de lui qu'il se rapproche le plus". Prémonition? Daniel et Tom se sont en effet rencontrés à un séminaire de songwriters dans le Colorado en 2022 et le courant est tellement bien passé entre eux qu'ils ont décidé d'écrire des chansons ensemble (à distance, par Zoom). Le résultat est le bien nommé New Old Friends (Daniel écoutait déjà Tom avec sa mère et ses sœurs quand il était encore un petit garçon), fort de quinze titres coécrits par les deux hommes (dont un, We Can Still Waltz, avec Noel Paul Stookey). La collaboration ne s'arrête pas là car Tom Vient chanter sur cinq titres: Get A Life!, Old Friends, This Town Has No Café, Red White And Blue et Turn The Corner. Get A Life!, premier titre de l'album, cite John Prine (à deux reprises, Spanish Pipedream et In Spite Of Ourselves) et A.P. Carter (Keep On The Sunny Side) et nous invite à ne pas oublier de vivre. Old Friends évoque un ami ancien prénommé Red. How Did You You Know? évoque en filigrane la rencontre de Tom et Midge Paxton (comment savais-tu que c'était moi?) mais peut aussi décrire ce qui est arrivé à chacun d'entre nous. À propos d'amour durable, Daniel adresse à son épouse Ellen une lettre pleine de tendresse, Of You And Me. Ailleurs, il est question du vieillissement avec We Can Still Waltz (mais plus question de danser le Jitterburg). Il y a aussi les chansons qui invitent à réfléchir comme The Quiet Ones (ce ne sont pas ceux qui parlent le plus fort qui ont le plus à dire) et Leaving Afghanistan (personne n'avait envie d'y aller, pas plus que de rendre le pays aux talibans). Ce titre prend une couleur particulière avec l'accordéon et le tin whistle de Char Rothschild. Ailleurs, c'est le banjo de Jeff Scroggins (Get A Life!, My Hick Pickup, This Town Has No Café) ou le piano de Jason Crosby (How Did You Know?, Red White And Blue) qui donnent le ton. The Missing Years (rien à voir avec l'album de John Prine, c'est une une évocation de la pandémie que toute le monde n'a pas traversée de la même manière) a une facture folk plus classique comme The Quiet Ones (avec la participation de Jono Manson qui coproduit l'album avec Daniel) et plus encore Turn The Corner, enrichi par l'harmonica de Michael Handler: "Lotta folks have been ramblin' / Gotta wonder where they've gone / And I feel like I wanna ramble on". Cette nouvelle parution du label Berkalin Records est encore une belle surprise, une invitation à découvrir ou redécouvrir un folk mélodique produit sous le sceau de la simplicité, de celle que l'on n'atteint qu'à force de travail et de talent. 

 

Jono MANSON

"Stars Enough To Guide Me" 

On connaît davantage Jono Manson comme producteur et musicien, à l'image d'Eric "Roscoe" Ambel d'ailleurs présent ici sur deux titres. Mais, comme lui, il est aussi un songwriter et un chanteur et il le démontre de belle façon au long des onze titres de Stars Enough To Guide Me. Pour l'écriture, Jono s'est associé à Caline Welles (No New Kind Of Blue, Alone), Kevin Trainor (The Last Man Shot In The War, Before We Get Stupid, Late Bloomer) et George Bacon (Make It Through To Spring) et s'est débrouillé seul pour les cinq autres titres. Excellent aux guitares, Jono se tire bien d'affaire vocalement, parfois en duo avec John Popper (pour l'excellent et entraînant No New Kind Of Blue), Trevor Bahnson (Timberline), David Berkeley (Alone) et Crystal Bowersox (Before We Get Stupid). Eliza Gilkyson vient chanter quelques harmonies sur The Last Man Shot In The War et Late Bloomer. Parmi les musiciens présents, Jon Graboff (pedal steel, guitares, mandoline) et Jason Crosby (claviers) sont les plus notables, ainsi que Paul Pearcy et Mark Clark (batterie), Sally Van Meter (dobro), alors que Ronnie Johnson assure les parties de basse. Avec Stars Enough To Guide Me, Jono Manson, établi à Santa Fe, a voulu faire un disque qui soit un peu un résumé d'une carrière qui dure depuis quatre décennies. Les étoiles se sont parfaitement alignées et permettent à Jono de parcourir avec succès de vastes territoires qui on ont pour nom blues, folk, country, soul et rock, sans un instant de faiblesse, avec beaucoup de musicalité et une passion intacte. 

 

Christian PARKER

"Sweethearts: A Tribute To The Byrds Sweetheart Of The Rodeo" 

Si mon regretté ami Joe Phillips ne m'avait pas fait connaître Christian Parker dont il avait publié un album live sur son label WildCat Recordings, je n'aurais jamais entendu parler de cet Américain qui a déjà pourtant une belle carrière derrière lui, avec notamment six albums en studio à son actif. Pour Sweethearts, Christian a laissé de côté son activité de songwriter pour rendre hommage aux Byrds et à leur légendaire album Sweetheart Of The Rodeo. Au départ, son idée était d'enregistrer un disque hommage couvrant l'ensemble du répertoire du groupe. Une rencontre avec Earl Poole Ball, l'enregistrement de Life In Prison avec lui, et l'idée est venue aux deux hommes d'enregistrer l'ensemble de Sweetheart Of The Rodeo (auquel Earl Poole avait contribué). Par l'intermédiaire du pedal steel gutariste Gary Jacob, très impliqué sur le projet, JayDee Maness (autre ancien partenaire de Gram Parsons) est venu participer pour quelques titres. Un troisième as de l'instrument, Tracer James, jouant sur cinq titres, il est inutile de préciser que la pedal steel se tire la part du lion sur ce remake. Le violon de Jennifer Kessler, le fiddle de Liesl Doty, la mandoline de Danny Gotham répondent aussi parfaitement au piano d'Earl Poole Ball et à la guitare et la voix de Christian Parker. L'album aurait déjà été excellent s'il s'était contenté de reprendre les titres originaux, de You Ain't Goin' Nowhere à Nothing Was Delivered, mais les co-producteurs, Parker & Ball, ont eu la bonne idée d'ajouter trois titres qui collent parfaitement à l'ensemble: I Still Miss Someone, placé entre Pretty Boy Floyd et Hickory Wind, ainsi que Satisfied Mind et Drugstore Truck Driving Man, en fin de disque. La surprise est belle et inattendue et ce n'est pas tout car le disque hommage à l'ensemble de l'œuvre des Byrds est quasiment prêt et devrait paraître au printemps prochain.

samedi 5 août 2023

Du Côté de chez Sam, par Sam Pierre

 

Grant PEEPLES

"A Murder Of Songs" 

A Murder Of Songs est déjà (depuis 2012) le sixième album de Grant Peeples que je chronique pour Le Cri du Coyote. Le précédent, Bad Wife (N° 164, mars 2020) était exclusivement composé de titres écrits par des consœurs de l'artiste. Avec son nouvel opus, Grant revient à ses propres chansons, même si l'album commence par la reprise de Brothers In Arms de Mark Knopfler et Dire Straits. Mais le songwriter de Floride n'est jamais à court d'idées et a choisi de présenter l'album comme un livre-disque. Le CD est inséré dans un livret de 44 pages, comporte les textes des chansons et un mot d'introduction pour chacune avec, ensuite, une histoire courte (The Trip Home) et sept poèmes. Bref, il y a autant à lire qu'à écouter. A Murder Of Songs a été enregistré dans plus de dix studios différents avec la participation de plus de trente musiciens et ingénieurs. Les enregistrements de base ont été pour la plupart réalisés pendant la période du confinement. Malgré les conditions qui auraient pu faire sonner le disque comme un ensemble hétéroclite, l'idée directrice qui relie les neuf titres, la qualité de la production et celle l'écriture de Grant ont permis d'aboutir à un ensemble d'une grande cohérence. Après la superbe adaptation de Brothers In Arms, Grant Peeples nous revient tel qu'en lui-même, tantôt davantage poète que chanteur engagé, tantôt le contraire, mais toujours un peu des deux à la fois. Avec This Is The Good News, co-composé avec le producteur Danny Goddard, Grant se contente du rôle de chanteur, puisque Danny assure toutes les parties instrumentales et les arrangements. Revolutionary Reel! a été écrit en pleine période Black Lives Matter mais recèle une bonne dose d'humour avec des sonorités (banjo et fiddle) plutôt guillerettes. Le côté politique est très présent sur des chansons dont les titres parlent d'eux-mêmes: Insurrection Song (January 6) qui a un parfum d'Irlande, Liberal With A Gun, Let's Start Killing Each Other. Les complotistes trumpistes, la NRA et le KKK sont clairement visés mais souvent avec cette forme d'humour propre à Grant, utilisé pour mieux démontrer l'absurdité de certaines positions. Liberal With A Gun avait déjà été enregistré sur le premier album de Grant (qu'il renie), Down Here In The County. Grant adopte un ton plus tendre pour Dear Sadie (dédié à sa petite-nièce) ou The Restless Ones, hommage à son premier cercle d'amis, dont le premier couplet est lu par la poétesse écossaise Lorna Simes. C'est un des titres les plus forts de l'album qui me fait penser à The Bravest de Tom Paxton. Elisabeth a été écrit et déjà enregistré (sur Okra And Ecclesiastes en 2011) par Grant pour son amie Elizabeth Williamson, par ailleurs co-productrice de A Murder Of Songs. Cette version provient en fait d'une maquette enregistrée en 2010 et laissé dans un tiroir depuis. Quand sonnent les dernières notes de Let's Start Killing Each Other (la pedal steel de Doug Stock et le piano de Tracy Collins essentiellement), on peut mesurer la richesse de l'album qui se révèle davantage à chaque écoute. Il me reste encore à découvrir la partie non-musicale de ce livre-disque qui confirmera à n'en point douter que Grant Peeples est un artiste rare, appartenant à une espèce en voie de disparition.

 

Ed SNODDERLY & The SHOESTRING SEVEN

"Chimney Smoke" 

Ed Snodderly est un vieux routier puisque Chimney Smoke est son dixième album depuis le premier, Sidewalk Shoes, publié en 1977. Je le découvre seulement aujourd'hui mais j'aurais pourtant dû avoir la puce à l'oreille en écoutant l'album de Matthews Southern Comfort, The New Mine, paru en 2020 qui ne comporte que deux reprises, un titre de Joni Mitchell et Working In The New Mine d'Ed Snodderly. Connaissant la capacité de Iain Matthews à dénicher les songwriters de talent, j'aurais dû creuser. Ed est ici accompagné par les Shoestrings Seven, un casting à faire rêver: Shawn Camp (mandoline et voix), Steve Conn (piano, accordéon, orgue), John Gardner (percussion), Steve Hinson (pedal steel, lap slide guitar), Chris Scruggs (basse électrique et contrebasse), Gary J. Smith (contrebasse), Kenny Vaughan (guitares en tous genres). Et si cela ne suffisait pas, quelques vocalistes de talent ont été enrôlés: Amythyst Kiah, Maura O'Connell, Gretchen Peters, Malcolm Holcombe, Eugene Wolf, R.S. Field (surnommé Kill Fee, par ailleurs producteur). Pour une touche d'émotion supplémentaire, il faut signaler que le disque a été enregistré et mixé par Bill VornDick (rurnommé Templar), décédé peu après, en 2022. Les onze titres (plus un bonus) ont été écrits par Ed et, à leur écoute, je ne peux que regretter de ne pas avoir découvert l'artiste plus tôt, d'autant que ses disques précédents sont très difficiles à dénicher. Contentons-nous donc d'écouter le nouvel opus. Après Better Just Ride The Mule, on est vite accroché par Gone With Gone And Long Time (avec Gretchen Peters), le sommet du disque, et Chimney Smoke (avec Amythyst Kiah) où les mélodies folk sont enluminées de notes de pedal steel, lap slide et mandoline. Ed a cherché à faire un album "sudiste", mettant en exergue ses ses origines appalachiennes (il vient de Knoxville, Tennessee) et il y parvient parfaitement avec ces deux titres (et avec d'autres). There You Are (avec Malcolm Holcombe et le piano de Steve Conn), plus blues, est également remarquable. Barn, avec Shawn Camp, est un rock mid-tempo (comme Walking In The Sunshine Again), qui démontre que quand la chanson est bonne, elle peut s'adapter à tous les styles. Un autre exemple est Crow's Fever avec les arrangements de cordes de Chris Carmichael et la guitare wah-wah enflammée de Kenny Vaughan. Eddie Lynn Snodderly est un songwriter de premier plan, de la trempe d'un Guy Clark, par exemple. L'album se termine avec la ballade Before School et le chaloupant So Far Away (et la voix de Maura O'Connell). Se termine? Pas tout à fait, car un titre bonus, The Diamond Stream, vient ajouter 2 minutes 45 de bonheur à cet excellent album. 

 

Drew HOLCOMB and The NEIGHBORS

"Strangers No More" 

À propos de Dragons, précédent disque de Drew Holcomb & The Neighbors, j'avais écrit que "le disque a cependant tendance à s'éloigner des racines et à prendre un virage trop pop à mon goût" (Le Cri du Coyote n° 163). Cette même tendance se retrouve dans Strangers No More, album qui balance entre des titres aux arrangements dépouillés et d'autres qui tendent vers un certaine grandiloquence. Les Strangers sont Nathan Dugger (guitares, banjo, mellotronsteel guitar, Wurlitzer, etc.), Rich Brinsfield (basses), Will Sayles (batterie et percussions) et Ian Miller (claviers), auxquels s'ajoute le producteur Cason Cooley (claviers). Les onze morceaux de l'album sont tous bien écrits, composés, seul ou non, par Drew, à l'exception de On A Roll qui est l'œuvre de Nathan Dugger. J'aime beaucoup les titres aux arrangements simples comme Troubles, délicatement country-folk, où la pedal steel de Nathan fait merveille, ou le plus rock That's on You, That's On Me. La meilleure chanson est peut-être Free (Not Afraid To Die), coécrit avec Natalie Hemby, qui clôture le disque. Deux titres ont été écrits avec Ketch Secor (Old Crow Medicine Show): Gratitude où la voix de Drew est particulièrement mise en valeur, et Dance With Everybody, aux arrangement très (trop?) riches avec cuivres et synthétiseurs qui me laisse plus réservé. Il y a un côté festif, une volonté de partager une joie collective, à l'image du titre, qui confine à l'excès. Quoiqu'il en soit, c'est un album qui mérite d'être entendu avec un mélange des genres plutôt bien maîtrisé, fort de compositions solides et de musiciens, en particulier Nathan Dugger, talentueux. 

 

Ben de la COUR

"Sweet Anhedonia" 

S'il ne jouit pas d'une renommée très grande par ici, Ben de la Cour est un songwriter intéressant qui publie son cinquième album, Sweet Anhedonia (l'anhédonie est la perte de la capacité à ressentir le plaisir, phénomène bien connu des dépressifs). Pour la biographie de Ben, je vous invite à vous reporter à la chronique de Shadow Land (Le Cri du Coyote n° 168) paru en 2021. Il produit toujours son "americanoir" avec des influences qui vont de Tom Waits comme le titre d'ouverture Appalachian Book Of The Dead, avec cuivres et cordes, à des songwriters plus proches du folk traditionnel (I've Got Everything I Ever Wanted sonne comme une chanson de Steve Earle dans ses moments apaisés, par exemple Christmas In Washington). Le deuxième morceau, Numbers Game bénéficie de la voix de Becky Warren. Elizabeth Cook est présente sur Shine On The Highway à l'ambiance cinématographique alors que la prometteuse Emily Scott Robison prête sa voix à Sweet Anhedonia, titre aux paroles sombres. Une des caractéristiques de Ben de la Cour est d'être imprévisible et d'avoir la capacité de nous emmener, d'un titre à l'autre, là où on ne l'attend pas. Il peut glisser un solo de trompette mélancolique après une introduction au piano classique sur un titre un peu grandiloquent (Palookaville) et enchaîner sur une ballade tout en douceur (Brother) que n'aurait pas reniée Donovan, sans pour autant nous perdre en route. Le disque a été enregistré dans divers studios de Nashville (Tennessee) et Athens (Georgia) et bénéficie d'un production de grande classe de Jim White. Quant à Ben, il écrit des textes souvent énigmatiques (à la Leonard Cohen) qu'il interprète d'une voix d'une grande sensibilité. Un petit point négatif: le titre Birdcage (à l'ambiance très proche de Tom Waits), disponible sur Bandcamp en version digitale, ne figure ni sur le CD ni sur le vinyle. 

 

Lucinda WILLIAMS

"Stories From A Rock N Roll Heart" 

Nous avions laissé Lucinda Willliams sur les six excellents volumes de Lu's Jukebox, albums hommages enregistrés en période de pandémie. Après un accident cardiaque qui l'a laissée diminuée (notamment pour jouer de la guitare), Lucinda remet les choses au point avec l'album Stories From A Rock N Roll Heart dont le premier titre, Let's Put The Band Back Together, ne laisse planer aucune ambiguïté: "Let's put the band back together and do it again" (Reformons le groupe et recommençons). Il est grand temps de remettre la machine en route. Steve Mackie (basse) et Stuart Mathis (guitare) sont toujours de l'aventure alors que Fred Eltringham (batterie) et Joshua Grange (pedal steel, etc.) cohabitent dans le disque avec notamment Steve Ferrone et Doug Pettibone. Dès les premières notes, et jusqu'à Never Fade Away, l'électricité règne en maîtresse, avec des points forts comme Stolen Moments, Rock N Roll Heart ou le brûlant This Is Not My Town. Parmi les moments plus calmes, Jukebox appararaît comme un sommet avec la steel guitar de Doug Pettibone et un texte qui évoque aussi bien Muddy Waters que Patsy Cline. Parmi les musiciens, Reese Wynans au claviers (notamment l'orgue B3) se distingue particulièrement. Quant aux invités qui viennent chanter quelques notes, la liste parle d'elle-même: Margo Price (Let's Put The Band Back Together, This Is Not My Town), Bruce Springsteen & Patti Scialfa (New York Comeback, Rock N Roll Heart), Angel Olsen (Jukebox) mais aussi Siobahn Maher Kennedy et Tommy Stinson. Toutes ces présences font de l'album un véritable moment d'amitié. En parlant de voix, celle de Lucinda a parfois eu tendance à m'énerver, notamment sur les ballades, mais avec son cœur de rockeuse remis en état, elle est ici parfaite. 

 

WATER TOWER

"Live From Los Angeles" 

J'avais déjà eu l'opportunité d'évoquer Water Tower avec l'album précédent du groupe, Fly Around (Le Cri du Coyote n° 169). Par rapport à ce précédent opus, seul le leader Kenny "Fretboard" Feinstein (guitare et fiddle) est encore présent. À ses côtés on trouve Tommy "Fingers" Drinkard (banjo et guitare), Jesse Blue Eads (banjo), et Joey "Juice" Berglund (basse). Tout le monde chante lead (essentiellement Kenny et Tommy). Le groupe est toujours aussi inclassable, et les quatre musiciens mêlent allègrement les genres que chacun préfère. Leur amour commun du bluegrass et du jamgrass rencontrent avec bonheur celles de Tommy (reggae et rock), de Jesse (jazz et prog-rock) et et de Kenny (punk-rock et old-time). California Love est même un rap bluegrass signé par Tupac. Des titres connus voisinent avec des compositions originales. C'est ainsi qu'on peut entendre des versions vitaminées et déjantées de Reuben's Train (précédé par Star Spangled Banner), Cotton Eyed Joe ou My Little Girl In Tennessee qui cohabitent sans problème avec River Song, AM PM ou I See The Light. Le disque, riche de quinze titres et intitulé Live From Los Angeles, a été enregistré en une seule journée aux studios Palomino, ce qui explique sa grande spontanéité. Quelque part entre Violent Femmes et Old Crow Medicine Show, Water Tower va réjouir à n'en point douter le public britannique et irlandais qui aura l'occasion de l'applaudir en ce mois d'août. Pour l'occasion, Kenny et Tommy seront accompagnés par Taylor Estes (basse et voix) et Nicholas Leahy (mandoline et voix).

vendredi 4 août 2023

Lone Riders, par Éric Supparo

 

Brian LOPEZ

"Tidal" 

Ting, ting, ting. Bingo. Carton plein. Le pompon et la queue du Mickey. Où l’on est heureux de ne pas avoir lâché Brian Lopez depuis plus de dix ans (plongez dans vos archives du Cri du Coyote, interview en 2013 pour la sortie de son premier album solo, Ultra), et où toutes les traces laissées sur le chemin trouvent une cohérence suffisamment forte pour déclarer sans ambage, et sans tarder, que son nouvel opus, Tidal, est un très (très) grand disque. Tous les talents de Brian sont réunis ici. Tout ce qui fait de lui plus qu’un espoir, une signature unique dans le paysage musical de Tucson, Arizona, USA. S’il le fallait, la simple énumération des routes croisées depuis une décennie fait voler en éclats les moindres doutes: premières tournées en Europe avec Marianne Dissard (pyrénéenne de naissance mais nomade dans l’âme, Tucsonnienne de cœur), création du groupe XIXA dans une veine chicha-psychedelique explosive, participation active au giant Giant Sand du parrain Howe Gelb, dates partagées avec KT Tunstall, Gaby Moreno ou Los Lobos, et depuis deux ans, membre quasi-permanent de Calexico, où la chimie entre Brian et Joey Burns fait des merveilles sur scène. Un CV en béton armé. 

Mais ce qui se passe sur Tidal va au-delà. De l’ordre du mystique, presque. Un mariage inédit entre traditions du désert et du Mexique (les arrangements de cordes et de cuivres, le velouté des guitares, l’héritage culturel et les champignons…), les volutes entêtantes d’un psychédélisme noir des seventies naissantes, le rock’n’roll dans sa plus simple expression (Face To Face, Magic), et une poignée de ballades incroyables, belles à en pleurer, une beauté assumée, bue en un trait, aiguisée et flamboyante. La voix de Brian fait un travail monumental, en harmonie et en éclairs de génie. Musicalement, il ne se refuse rien, de l’électronique à la simple sonorité d’une guitare nylon. Un traitement des chansons au cas par cas, une réussite totale en production (fruit d’un travail profond avec le compère Gabriel Sullivan, dont nous avons déjà longuement chanté les louanges), et des musiciens qui, malgré les conditions spéciales (une grande partie des interventions ont été enregistrées à distance, durant la pandémie dont vous avez sans doute entendu parler…), trouvent tous leur place: John Convertino (toujours impeccable, avec Calexico bien sûr mais aussi avec Naim Amor) et Ben Nisbet (génie touche-à-tout), KT Tunstall (duo de velours sur Road To Avalon) et Gabriel Sullivan (multi-intsrumentiste et producteur), tous vont dans la même direction. La bonne. Ajoutez à cette recette déjà généreuse, une chevauchée hallucinée façon Ennio Morricone (Psilocybin Dream), un Looking Glass tout simplement imparable, entre Rodrigo Amarante (oui, le Tuyo de la série Narcos), Lee Hazlewood et The Electric Prunes, et un 3000 Stories qui réussit le tour de force de nous parler des milliers de corps de migrants qui reposent sous le sable du désert de Sonora tout en nous charmant à chaque seconde. Un poison que l’on boit sans hésiter. 

Sans le moindre doute, Tidal est d’ores et déjà dans le tiercé de tête des albums de l’année 2023. Si ce n’est THE album de l’année. Brian Lopez est un artiste majeur, malgré son jeune âge, malgré sa reconnaissance pour l’instant limitée. Que les dieux - ou les serpents et les scorpions du désert - lui prêtent une longue vie, fructueuse en sons et chansons. Nous ne sommes qu’au début de son règne. Fascinant, vraiment. Ne ratez pas ça pendant que c’est chaud.