"Myth Of The Giver"
Jeff Finlin fait toujours partie des trésors (trop bien) cachés de la musique américaine. Myth Of The Giver est paru il y a tout juste un an et voit enfin le jour sur notre continent grâce à nos amis néerlandais de Continental Record Services. Je vous avais présenté son album précédent (Soul On The Line) en ces colonnes en août 2022. Ce nouvel opus (treize chansons toutes signées du songwriter), a été enregistré et interprété par Jeff dans son studio de Fort Collins, Colorado. Par rapport à son prédécesseur, il démontre un souci d'économiser les moyens humains puisqu'on note juste l'apparition de trois musiciens: Eric Straumanis (guitare électrique sur Cowgirl In Forever), Phillip Broste (pedal steel sur Tears Roll By) et Jeff Coppage (mandoline sur Volunteer). Mais Jeff est un multi-instrumentiste plus que compétent qui démontre qu'il peut (occasionnellement en tout cas) se passer des autres. N'oublions pas qu'avant sa carrière solo, il était batteur du groupe The Thieves (avec Gwil Owen et Kelley Looney) qui avait publié l'album Seduced By Money en 1989. Mais qu'il soit seul (ou presque) ou accompagné de musiciens plus ou moins célèbres, la qualité des chansons est là, les mélodies presque aussi paresseuses que celles de J.J. Cale parviennent vite à envoûter l'auditeur et, dès le deuxième titre (All Dolled Up Like Michigan), on sait que l'on écoutera l'album jusqu'au bout (voir plus si affinités) car les titres s'enchaînent comme les chapitres d'un livre qui nous transporte sur un chemin où l'on rencontre l'amour (Valentines Day, Love Is The Last Word, Lovers Day), la vie, le désir la nostalgie (Lighting Days), où l'on croise des cowgirls et des anges (The Cowgirl In Forever). Les textes sont toujours poétiques, originaux, souvent empreints de symbolisme et très personnels. Hannah In The Air et Volunteer (où il est question de St. Germain et de Paris) en sont de parfaites illustrations. En plus de Myth Of The Giver, Jeff Finlin nous propose un album en public enregistré à la fin de 2024 avec The 89's (Transcending The Armory), disponible sur Bandcamp en "pay what you want". C'est un bon moyen, si on ne le connaît pas encore, de découvrir cet artiste et il serait dommage de s'en priver.
"Diaspora"
Arlan Feiles est un songwriter américain avec des origines juives allemandes qui, avant Diaspora, avait publié six albums en studio plus un live et un EP de reprises de chansons du regretté Greg Trooper. Tout cela est excellent mais le nouvel opus prend une autre dimension dans la mesure ou Arlan affronte les réalités d'un passé horrible et d'un avenir peu réjouissant, et pas seulement aux USA. Le premier titre, I Know Your Number, nous parle d'amour éternel, un amour qui survit à la séparation et à la tragédie, quand l'être aimé se trouve privé de tout ce qu'il est, de la vie et même de son nom, ne conservant qu'un numéro. Oh, St. Louis évoque le sort des passagers du navire éponyme qui avait permis à certains de fuir le nazisme avant d'être refoulés par Cuba et les États-Unis et de faire retour vers les horreurs de l'holocauste. Vient ensuite Budapest 1936 et les murmures d'une guerre qui s'annonçait, après les Jeux Olympiques de Berlin. Broken World Order: l'ordre international vacille, hier comme aujourd'hui et l'énoncé du titre parle sans besoin de commentaires. Vient ensuite un fait divers qui remonte à 1915 où l'antisémitisme atteint des sommets d'horreur. Leo Frank (Hang 'im High) raconte l'histoire d'un jeune directeur d'usine juif condamné pour le viol et le meurtre d'une adolescente. Bien que sa culpabilité n'ait jamais été démontrée, Leo Frank fut condamné à mort avant que sa peine ne soit commuée en réclusion criminelle à perpétuité par le gouverneur de Georgie, convaincu de son innocence. Mais un commando armé et très organisé l'a extrait de la prison pour le lyncher et le pendre. Cette chanson, portée par une guitare acoustique lancinante sonne comme une murder ballad classique. Le dernier couplet est terrible: "The moral of the story is it doesnt matter who is who / As long as its a black man, a brown man or a Jew / It makes the people happy so give the peole what they want / Just a small price for admission and some popcorn while they watch" (La morale de cette histoire est que peu importe qui est qui / Du moment que c'est un homme noir, un homme brun ou un Juif / Cela rend les les gens heureux donc donnez aux gens ce qu'ils veulent / Juste un faible prix d'entrée et du pop-corn pendant qu'ils regardent). Vient ensuite The River Takes, chanson plus paisible avant une superbe reprise accompagnée au piano de la chanson de Leonard Cohen, Story Of Isaac. Les deux derniers titres, Diaspora et Ceasefire portent en elles l'espoir d'une vie meilleure. L'espoir déçu d'abord, avec la diaspora et l'émigration de Levi du Rhin jusqu'aux USA, une terre promise ou Arlan a vécu heureux mais ne se sent plus désormais vraiment chez lui en raison la montée des discriminations en tous genres. Quant à Ceasefire (Shalom Achsav), elle commence par ces mots: "I'm calling for peace / I call for a ceasefire" (J'appelle la paix / J'appelle un cesser-le feu) et se conclut ainsi: "Cause war knows no victors / It only knows defeat" (Car la guerre ne connaît pas de vainqueurs / Elle ne connaît que la défaite). C'est le déchirement d'un artiste tiraillé entre son amour pour Israël et le rejet des atrocités commises, des deux côtés. L'album a été une épreuve douloureuse pour Arlan Feiles qui dit avoir parfois pleuré pendant l'enregistrement. C'est un disque d'une grande et sombre beauté ou chaque mot, chaque note nous touchent et nous incitent à réfléchir. La voix d'Arlan Feiles est souvent bouleversante, les notes de sa guitare et, surtout, du piano renforcent encore la grave solennité des compositions. Peu de musiciens extérieurs sont présents, mais le violon de David Mansfield sur Broken World Order est particulièrement remarquable. Diaspora est pour moi un des plus beaux disques parus ces dernières années, mais on ne ressort pas intact de son écoute.
C. Daniel BOLING featuring Tom PAXTON
"It Matters"
Voici la deuxième collaboration discographique entre Daniel Boling et Tom Paxton, It Matters, soit seize titres coécrits par les deux amis. Je vous avais présenté la première dans ces colonnes (Du Côté de Chez Sam, août 2023); Cet album n'est peut-être pas le dernier en commun puisque Tom (87 ans révolus) écrit dans les notes de pochette que les deux hommes ont déjà écrit soixante chansons ensemble et que cela n'est pas fini. Aux côtés de Daniel (guitare et voix, banjo sur God Is Too Big), Tom chante sur neuf titres. Il y en a même deux où ilchante seul (Something Missing In Your Smile et Goodnight). Jono Manson co-produit l'album avec Daniel, ajoutant une guitare tenor sur Mama Sing It Too Me et des harmonies sur ce même titre et Complain. Parmi les autres musiciens, je me contenterai de citer le fidèle Kelly Mulhollan présent sur quelques titres: Sgt. Reckless (mandoline, ukulele et harmonies), Hidey-Ho et Old Red Barn (banjo), ainsi que Char Rothchild à l'accordéon (It Matters et She's A Witch) et au tin whistle (Sgt. Reckless). Le fiddle de Gina Forsyth est aussi particulièrement en valeur dans Old Red Barn. Si vous connaissez bien l'œuvre de Tom, It Matters vous sera familier et, si vous vous plongez dans celle de Daniel (déjà onze album à son actif dont deux live, sans parler de ce qu'il a enregistré avec The Limeliters), vous noterez évidemment les similitudes presque fraternelles entre les mélodies et les thèmes abordés. Les chansons sont toujours pleines d'humanité, qu'elles évoquent ceux qui travaillent dans l'ombre (It Matters) mais dont le rôle est indispensable (y compris ceux qu'on a qualifiés de non-essentiels) ou une jument élevée au grade de sergent dans les marines (Sgt. Reckless). Il y aussi des chansons plus légères (We're not Happy, Whistlin' Our Songs, Old Red Barn), plus sérieuses (God Is Too Big, What Could Possibly Go Wrong?, Something Missing In Your Smile) ou plus nostalgiques (Mama Singin' To Me, Goodnight). Et puis il a ce titre, Complain qui sonne comme la profession de foi de songwriters qui ne veulent pas rendre les armes, même si elles ne sont que voix et guitares: "My body keeps betraying me a little more each day / But I still have this guitar and I still know how to play / And there’s nothing much the matter with my brain So, I’ll continue to complain – Yes, yes, yes / We really must complain – Yes, yes, yes / Complain, complain, complain". ("Mon corps me trahit un peu plus chaque jour / Mais j'ai toujours cette guitare et je sais toujours jouer / Et il n'y a pas grand-chose qui ne va pas avec mon cerveau / Alors, je vais continuer à me plaindre – Oui, oui, oui / Il faut vraiment se plaindre – Oui, oui, oui / Se plaindre, se plaindre, se plaindre")
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"Lost En Route"
Voici une jeune artiste originaire du Kent qui apporte un doux vent de fraîcheur au folk-rock britannique. Elle puise son inspiration chez Gillian Welch, Stevie Nicks ou Sandy Denny. Elle a d'ailleurs publié en 2024 un disque live, Thirty Summers, enregistré le jour de ses trente ans, où à côté de quatre de ses compositions, elle reprenait, seule avec sa guitare, Hard Times de Gillian and Who Knows Where The Time Goes de Sandy. Lost En Route est son premier LP qui ne comporte que neuf titres mais dont la richesse musicale est remarquable avec une inventivité qui tient à la fois à la qualité des compositions et au talent des musiciens. De l'entraînant Crazy For You au mélancolique Lost En Route, on passe par toutes sortes d'émotions musicales avec Old Man qui tire vers la country music, Living Free avec son incitation au rêve, The Way The Wind Blows, plein de délicatesse avec un piano lumineux. La voix de Sorrel, très soul, nous arrache des larmes dans la ballade Eggshells, avant Troubled Again où le banjo nous redonne le sourire. Dead Man's Road se risque à quelques explorations soniques, et démontre que Sorrel est à l'aise dans un registre rock, éloigné de ses racines folk. Le calme revient avec Wild Solitude et des arrangements de cordes de toute beauté. Si Sorrel a composé toutes les chansons et chante en s'accompagnant d'une guitare, elle n'est pas seule à bord du navire qu'elle pilote. Sam Anderson (guitare électrique, dobro et voix), Simon Browne (batterie), Rihan Baroche (claviers et voix), Stefan Croot (basse), Bea Everett (voix), Theo Holder (violoncelle et voix), Caelia Luniss (violon), Nathan Lewis Williams (cittern) et Kirk Bowman (banjo) méritent tous d'être cités.
"Magical"
Après Bucket List (Le Cri du Coyote n° 161) et Color Outside The Lines (Le Cri du Coyote n° 167), Jim Stanard nous propose son troisième album, Magical. Comme d'habitude, Jim a tout écrit, paroles et musiques, s'est entouré d'un bande de musiciens plus que compétents parmi lesquels les fidèles John Skibic (guitares électriques), Kip Winger (basse, guitares acoustiques), Steve Postell et Bobby Terry (guitares acoustiques), Mike Rojas (claviers), Wanda Vick (fiddle, dobro, banjo, mandoline). Certains ont évoqué Johnny Cash, Kris Kristofferson ou Tom Paxton pour définir le songwriting de Jim Stanard mais, à l'exception d'un conscience sociale et politique commune, ces référence ne sautent pas aux oreilles, car notre homme apparaît davantage comme un artisan de la chanson, modeste mais talentueux, que comme un géant du niveau des trois précités. N'oublions pas que Jim n'a pas la même carrière et qu'il n'a publié son premier LP qu'en 2018, à un âge où d'autres ne songent qu'à la retraite. C'est pour cela, sans doute, que l'on sent qu'il évolue constamment, qu'il maîtrise de mieux en mieux son art à chaque album. Ses textes démontrent un sens de l'observation, à la fois des sentiments humains et du contexte, politique, notamment. Lookin' Back est une chanson optimiste qui nous dit que l'on peut envisager l'avenir et profiter de la vie, même si un regard dans le miroir nous rappelle que la plus grande partie en est dernière nous. You Turned Red (That Made Me Blue) a une connotation politique évidente. Wanda Vick y brille, au violon et au dobro, et la première ligne à elle seule vaut son pesant d'or: "You've been awarded four Pinocchios" ("Tu as remporté quatre Pinocchios", l'oscar du mensonge sans doute). Hard Of Hearing Heart et, plus loin, Too Much Fun sonnent comme des rocks classiques, alors que Kansas a une ambiance presque cinématographique, celle d'un bon vieux western, avant un Waking Up Dead porté par des arrangements de cordes. Je citerai encore Magical, ou l'art de gâcher les choses qui vont bien, et The Minotaur avec cette question fondamentale: "Did Eve give you an apple Mr. Minotaur?" ("Est-ce que Ève t'a donné une pommme, M. Minotaure?". Après Hard To Keep, chantant un amour perdu, l'album se conclut avec l'émouvant When The West Was Won et ce refrain: "Their names are gone, but memories / Of their pain and fear / Reflect in a salty stream / Flowing from the Trail of Tears / They had anywhere to run / When the west was won" ("Leurs noms sont partis, mais les souvenirs / De leur peine et de leur peur / Se reflètent dans un courant salé / Qui coule de la Piste des Larmes / Ils n'avaient nulle part où aller / Quand l'Ouest a été conquis"). Magical confirme, à tous points de vue, que Jim Stanard, s'il n'a pas la prétention de s'assoir à la table des grands, fait partie de ces voix que l'on a besoin d'entendre pour couvrir le silence criminellement complice et assourdissant de l'Amérique trumpiste
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"Ghosts In My Garden"
Depuis Appetite en 1998, Kris Delmhorst nous envoie régulièrement des cartes postales musicales. Elle a désormais dix LP et deux EP à son actif, sans compter des participations à des projets parallèles (Session Americana, Redbird…). Pour Ghost In The Garden, elle s'est entourée d'une équipe réduite d'amis qui l'accompagnent aussi sur scène: Ray Rizzo (batterie, etc.), Jeremy Moses Curtis (basses électrique et acoustique) et Erik Koskinen (guitares électrique et acoustique, orgue), auxquels s'ajoutent Rich Hinman (pedal steel et guitare électrique) et Sam Kassirer (claviers, autoharpe). La liste de celles et ceux qui viennent prêter leurs voix pour un ou plusieurs titres en dit long sur l'estime dont jouit Kris: Rose Cousins, Jabe Beyer, Rachel Baiman, Anna Tivel, Jeffrey Foucault, Ana Egge, Anaïs Mitchell, Taylor Ashton. Pour en revenir au disque, il comporte dix titres écrits par Kris seule, le onzième, Beyond The Boundaries étant coécrit avec Matthew Sanborn. À côté de titres aux orchestrations plutôt classiques (que je qualifierais de country-folk) comme Wolves ou Age Of Innocence, Kris nous gratifie d'arrangements plus complexes, bien en rapport avec les sentiments, souvents teintés d'introspection, exprimés par les textes qu'ils habillent, comme la chanson titre, Summer's Growing Old, Detour (avec Jeffrey Foucault), Lucky River ou Something To Show. Ce ne sont pas des titres que l'on écoute d'une oreille distraite. J'ai aussi un faible pour Beyond The Boundaries avec la voix de Taylor Ashton et la pedal steel de Rich Hinman, ou encore Won't Be Long et Dematerialized, plus rock et d'abord plus immédiat et qui contribuent à l'équilibre de l'ensemble. Quoi qu'il en soit, Kris démontre encore une fois qu'elle fait partie des ces artistes rares, capables de se renouveler à chaque album, sans pour autant galvauder son âme ni son identité.