mercredi 19 juillet 2023

Bluegrass & Co., par Dominique Fosse

 

Tina ADAIR

"Here Within’ My Heart" 

Cri du 💚  

Si vous avez aimé Tina Adair dans ses derniers albums solo, en duo avec Dale Ann Bradley ou avec le groupe Sister Sadie, vous adorerez Here Within’ My Heart. Elle n’a jamais aussi bien chanté. Intense sur les titres rapides et blues, expressive et délicate avec un léger vibrato sur les tempos plus lents. Elle s’est très bien entourée avec les guitaristes Cody Kilby et Pat Mc Grath, Rob Ickes au dobro, Tim et Dennis Crouch (fiddle et basse) – tous les cinq déjà présents sur son dernier album (Le Cri du Coyote 170), le mandoliniste Jesse Brock et Ron Block dont j’avais presque oublié qu’il maîtrisait si bien le style Scruggs au banjo. Les arrangements ont la même intensité que la voix de Tina. Une particularité de Here Within’ My Heart est le choix de Wes Hightower pour partenaire vocal dans les dix chansons. Hightower est un spécialiste des harmonies vocales country - il a chanté dans 150 chansons arrivées en tête des charts (avec Trace Adkins, Brad Paisley, Toby Keith, Carrie Underwood pour n’en citer que quelques-uns). C’est un pro, il fait un excellent job, avec un résultat sans doute un peu différent de ce qu’aurait donné le disque avec des chanteurs bluegrass. Trois titres lents du dernier album, pourtant excellent, m’avaient paru moins intéressants que les autres. Ici, le slow I Wish ThatI Could Hurt That Way Again est magnifiquement interprété. Le blues-rock intense Bad Intentions rappelle les meilleurs moments de l’album Born Bad (Le Cri du Coyote 137). Here Within’ My Heart est un album varié avec du bluegrass classique (Seasons of Love) ou moins classique (My Baby’s Gone, Bridge You’re Gonna Burn), une touche country (Some Things You Can’t Undo), une reprise de Reba McIntyre avec un banjo crépitant (Walk On), une ballade de Steve Miller qui swingue comme elle ne l’a jamais fait (As Long As There’s A Shadow) et du gospel mené par une guitare en fingerpicking (le classique Lonesome Valley). Un très bon disque. Tina Adair sera sur toutes les listes au moment d’élire la chanteuse bluegrass de l’année. 

 

SPECIAL CONSENSUS

"Great Blue North" 

Depuis Chicago Barn Dance en 2020, le groupe Special Consensus a encore perdu la moitié de ses membres (deux sur quatre). Statistiquement, c’est normal. En 48 années d’existence, près de 50 musiciens ont défilé aux côtés du banjoïste Greg Cahill, soit au moins un musicien remplacé chaque année. Au regard de la réussite récente du groupe, le départ de musiciens est plus étonnant. Special Consensus a mis longtemps à s’imposer comme un groupe majeur mais c’est depuis une douzaine d’années une formation bluegrass de tout premier plan. Chicago Barn Dance a été élue chanson de l’année 2020 par IBMA après que Rivers & Roads ait été sacré meilleur album de 2018. Largement de quoi espérer un effectif stable. Le chanteur Rick Faris a néanmoins fini par tenter sa chance en solo après, il est vrai, douze années dans le groupe. Ce qui a changé pour Special Consensus, c’est qu’il y a quelques années, Greg Cahill se serait mis en quête d’un jeune prometteur qui puisse progresser au fur et à mesure des concerts et des enregistrements (ce fut le cas pour Faris). Aujourd’hui, la notoriété du groupe lui permet d’attirer un chanteur confirmé comme Greg Blake (ex- Jeff Scroggins & Colorado). Le nouveau guitariste interprète six chansons de Great Blue North, album consacré à des titres écrits par des artistes canadiens ou installés au Canada (Claire Lynch avait fait la même chose il y a quelques années avec son album North By South). Mes préférés sont Don’t You Try To Change Your Mind, très classique, rapide, mais avec un phrasé original qui fait la différence, et un bon arrangement bluegrass de Snowbird, succès de la chanteuse country Anne Murray en 1970. Comme c’est assez souvent le cas avec Greg Blake, il y a un petit côté Country Gentlemen qui plaira à beaucoup dans Blackbird et Brave Mountaineers, une chanson de Gordon Lightfoot que Tony Rice n’avait pas inscrite à son répertoire. Time Wanders On du duo folk The Small Glories a un arrangement plus moderne, moins convaincant, tout comme la partie lente de The Jaybird Song de John Reischman (mais la partie rapide est sympa avec de bons solos de banjo et mandoline). Le nouveau mandoliniste de Special Consensus, Mike Prewitt, chante deux titres avec un timbre plus âpre, plus "traditionnel" que celui de Blake. J’aime beaucoup Highway 95. C’est une bonne chanson, rythmée, bien chantée, arrangée avec beaucoup de dobro (Rob Ickes, excellent) et un solo original de Cahill. Alberta Bound (autre titre de Lightfoot) m’a moins plu à cause des chœurs à la fin. Le sommet de l’album est selon moi Mighty Trucks of Midnight, seul titre interprété par le bassiste Dan Eubanks. C’est une composition de Bruce Cockburn chantée d’une voix claire et tranchante sur une rythmique blues-rock qui associe banjo picking et clawhammer. Très original. Il n’y a pas de bon disque de Special Consensus sans instrumental avec une distribution chorale. Pretty Kate & The Rabbit est une suite qui associe deux airs traditionnels, La Belle Catherine et Jack Rabbit Jump. Greg Cahill et Alison Brown jouent à deux banjos, Darol Anger et April Verch à deux fiddles. Il y a un bon solo de mandoline et même une courte intervention de contrebasse. C’est vif, entrainant, plein de jeunesse. Que voulez-vous, ce groupe n’a que 48 ans. 

 

Alison BROWN

"On Banjo" 

Cri du 💚  

Le précédent album d’Alison Brown, Story of the Banjo, date d’il y a déjà huit années. Les instruments bluegrass y étaient peu présents (à part le banjo bien entendu). Quelques morceaux étaient réussis mais, globalement, Story of the Banjo était gâché par une batterie mixée trop fort, un banjo et des claviers qui se marchaient parfois sur les pieds et trouvaient trop rarement la bonne complémentarité. Dommage car j’avais trouvé qu’Alison Brown n’avait jamais aussi bien joué. Il n’y a pas beaucoup plus d’instruments bluegrass dans On Banjo (fiddle ou mandoline sur trois titres), il y a encore du piano dans la majorité des morceaux, pas mal de flûte aussi. En plus, le répertoire et l’interprétation sont en grande partie jazz, ce qui n’est pas trop mon truc. Pourtant, j’aime beaucoup cet album. La batterie et les percussions sont beaucoup plus discrets que dans Story of the Banjo et Alison joue toujours aussi divinement bien. Neuf compositions parmi les dix titres, tous instrumentaux. Les morceaux les plus jazz sont arrangés avec piano et flûte. Wind The Clock et Old Shatterhand sont dans la tradition du jazz nord-américain. Old Shatterhand a un début très rapide qui convient bien au banjo, enchainé avec une partie au piano plus décontractée genre lounge bar. Les deux morceaux d’inspiration brésilienne, Choro’ Nuff (avec clarinette) et Banjobim, sont superbes. Je suis un peu moins emballé par la seule reprise, Sun & Water, qui est en fait un medley de Here Comes The Sun (The Beatles) et Waters Of March de Antonio Carlos Jobim qu’on connait en France par son adaptation par Georges Moustaki (Les Eaux de Mars). C’est indéniablement bien joué mais les mélodies sont peut-être trop connues. Deux titres sont d’inspiration plus bluegrass. Malgré son titre, Foggy Mountain Breaking n’est quand même pas votre barnburner de base, c’est du bluegrass plutôt distingué finement joué avec Steve Martin au banjo clawhammer, Stuart Duncan (fiddle) et la jolie mandoline de Sierra Hull. On retrouve Stuart Duncan, compagnon musical d’Alison depuis l’adolescence pour le fiddle tune Tall Hog at the Trough joué en duo. Il y a un autre duo – magnifique – celui de Sierra et Alison sur Sweet Sixteenths, une fugue pour banjo et mandoline qu’on croirait être une adaptation d’une œuvre de Bach. On revient en partie au jazz avec Regalito à la croisée de diverses influences. Alison Brown y joue sur un low banjo, accompagnée par Sharon Isbin (guitariste de jazz brésilien) et des percussions. L’arrangement est très original. On Banjo s’achève (trop vite) avec Porches. Alison est accompagnée par l’orchestre de cordes Kronos Quartet dans une valse un peu viennoise, un peu musette, un peu film de Chaplin. On Banjo est un très beau disque instrumental où Alison Brown montre tout à la fois ses talents de banjoïste dans les contextes les plus variés et de compositrice tout terrain. 

 

APPALACHIAN ROAD SHOW

"Jubilation" 

Cri du 💚  

Le précédent disque d’Appalachian Road Show s’intitulait Tribulation. Le dernier en date se nomme Jubilation et il ne s’agit pas pour le groupe de baptiser leurs albums par allitérations successives. Jubilation est un titre qui va comme un gant à leur nouvel opus. Parmi les groupes jouant du bluegrass traditionnel, il y a les groupes posés, un peu gardiens du temple façon Joe Mullins ou Jr Sisk avec des trios vocaux au cordeau et un banjo qui déroule un impeccable style Scruggs. Il y a aussi ceux qui y mettent énormément d’énergie, souvent parmi les plus jeunes comme Seth Mudler ou Kody Norris. Appalachian Road Show est au-delà de l’énergie, dans un enthousiasme forcément communicatif qui fait du bien à l’auditeur, avec la maîtrise et la virtuosité d’artistes chevronnés. Le groupe a été formé par deux chanteurs complémentaires, le banjoïste Barry Abernathy à la voix blues et le mandoliniste Darrell Webb au registre de tenor, indispensable dans un groupe bluegrass. Autour de ce duo, la formation s’est rapidement stabilisée avec trois excellents musiciens, le fiddler Jim VanCleve (qui a joué avec Abernathy dans Quicksilver puis Mountain Heart), le guitariste Zeb Snyder et une quasi légende à la contrebasse, Todd Phillips, entre autres membre originel du David Grisman Quintet et du Tony Rice Unit. L’enthousiasme suscité par le groupe vient des tempos rapides, de la rythmique appuyée, des chants énergiques et d’arrangements fournis auxquels VanCleve met souvent le feu. Du répertoire aussi. Depuis le temps que Romain Decoret nous parle de Pokey Lafarge dans les colonnes du Cri du Coyote, je m’étais essayé à l’écoute de quelques titres qui ne m’avaient qu’à moitié convaincu, mais là, j’ai été vraiment emballé par la version d’Appalachian Road Show de son La La Blues qui est rapidement devenu un de leurs titres phares sur scène. C’est Abernathy qui le chante, comme il interprète Ballad of Kidder Cole, presque un fiddle tune chanté tant il est porté par VanCleve. Dans le même style il y a Blue Ridge Mountain Baby composé par Abernathy et VanCleve mais chanté par Webb. Un autre morceau enthousiasmant est – malgré le titre – Graveyard Fields, un fiddle tune écrit par VanCleve et l’occasion pour Zeb Snyder de montrer son talent dans son solo. L’autre chanson écrite par VanCleve et Abernathy, Tonight I’ll See You In My Dreams sonne comme un classique et Abernathy la chante d’ailleurs en laissant traîner les syllabes à la manière de Lester Flatt. Dans la même veine, on trouve dans cet album une reprise de Dylan (Only A Hobo) dans une version accélérée, punchy, à laquelle Darrell Webb a ajouté un judicieux passage en yodle à la fin de chaque refrain, et une composition de Rick Lang et Tim Stafford (Troubled Life) à l’arrangement particulièrement intense et fourni. Gallow’s Pole, une chanson folk qu’Abernathy a connu par la version de Led Zeppelin, a un arrangement plus dépouillé (fiddle et Zeb Snyder à la slide) mais tout aussi intense grâce au chant blues de Barry Abernathy. Deux titres plus lents (très bien chantés par Abernathy) permettent de souffler un peu mais ne nous font pas sortir de notre jubilation intérieure à l’écoute de cet album. 

 

VOLUME FIVE

"Karma" 

Après trois très bons albums, Volume Five avait déçu avec For Those Who Care To Listen paru en 2020 (Le Cri du Coyote n° 164). Sans retrouver le niveau de Drifter ou Milestones, Karma est meilleur et permet d’identifier le problème du groupe. Volume Five n’a qu’un chanteur sur ce disque, le fiddler Glen Harrell. Sa voix douce convient très bien aux ballades, au countrygrass, mais pour des chansons plus rythmées, il manque de tranchant (What I Didn’t Say), d’ampleur (My Life), de puissance (No End of Love de John Hartford) ou d’aigus (My Love Will Never Fade). Il s’en sort beaucoup mieux avec le soutien vocal de Shawn Lane sur Walk Beside Me, reprise d’une jolie composition de Darrell Scott et Tim O’Brien. Même chose pour Losing My Religion (une compo de Josh Miller et non le tube planétaire de R.E.M.) grâce à l’harmonie tenor de Josh Shilling dans un arrangement dominé par le banjo staccato de Patton Wages. La voix de Glen Harrell fait merveille dans You Take Me As I Am, très jolie ballade écrite par Craig Market et Thomm Jutz. C’est un des trois titres où Harrell chante sur fond de guitare jouée en crosspicking par Jacob Burleson et chacun est une réussite. Les deux autres sont une seconde ballade, It’s Gonna Get Better, que Market a composée avec Tim Stafford, et The Bible, chanson de Harrell et Jeff Partin qui sonne comme du Blue Highway. Il est dommage que Volume Five n’ait pas dans ses rangs un second chanteur capable d’incarner le volet plus classique du bluegrass. Pour ce qui est des arrangements par contre, le groupe est uniformément bon avec les excellents musiciens que sont Patton Wages, Jacob Burleson, le dobroïste Jeff Partin et Aaron Ramsey qui a remplacé Adam Steffey à la mandoline depuis le dernier disque.

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