"God Fearing Heathen"
Cri du 💚
Dan Tyminski, 56 ans, est pour moi le meilleur chanteur bluegrass de sa génération (celle qui vient après Del McCoury et Peter Rowan). Pourtant, depuis bientôt 30 ans qu’il a quitté Lonesome River Band, le groupe qui l’a fait découvrir, on peut juger qu’il n’a pas fait grand’ chose… Si, deux coups énormes! La voix de George Clooney pour interpréter Man Of Constant Sorrow dans le film O Brother et celle de Hey Brother, tube du DJ électro suédois Avicii qui s’est vendu à plus de 6 millions d’exemplaires dans le monde et a été en tête des charts de 18 pays en 2014. A côté de ça, une poignée de chansons sur les albums d’Alison Krauss & Union Station, deux albums bluegrass sous son nom en 2003 et 2008 et un OMNI (objet musical non identifié) intitulé Southern Gothic, inspiré de la collaboration de Dan avec Avicii, et sorti sous le sobriquet raccourci de Tyminski pour ne pas être confondu avec le reste de sa discographie (un flop commercial si j’ai bien compris). Les derniers albums bluegrass de Dan Tyminski datent donc de 2008 (Wheels en solo) et 2011 (Paper Airplane avec Alison Krauss & Union Station). God Fearing Heathen était donc très attendu et ne déçoit pas, c’est le moins qu’on puisse dire. Les dix titres sont superbement chantés avec cette voix épaisse, charnue et pourtant claire, qui en garde toujours sous la pédale question puissance et dont chaque inflexion est un vrai bonheur. En plus, Dan (guitare) s’est entouré d’excellents jeunes musiciens qui font un superbe travail: Jason Davis (banjo), un des meilleurs spécialistes du style Scruggs, Grace Davis (basse) et trois membres du groupe East Nash Grass: Gaven Largent (dobro), Harry Clark (mandoline) et Maddie Denton (fiddle). Dan Tyminski reprend Hey Brother dans une version purement bluegrass (sans batterie ni bidouillages électro) qui ravira tous les amateurs du genre, menée par le banjo et le dobro. Une grande chanson. Il a coécrit les neuf autres. Il interprète seul à la guitare God Fearing Heathen. Ode To Jimmy est un hommage à Jimmy Martin. Keep Your Eye On Kentucky, Silence In The Brandy, Never Coming Home et encore plus Never Met A Stranger sont enthousiasmants. Les chœurs de Maddie Denton et Gaven Largent apportent un charme supplémentaire à Occam’s Razor. Le banjo et le fiddle enflamment G.O.A.T. Vous aussi, vous aurez un coup de cœur pour ce disque. Ne le manquez pas, Dan Tyminski est un artiste rare.
Avant internet, à la lointaine époque des 33 tours et même aux premiers temps des CDs, nous disposions de peu d’infos pour choisir nos albums bluegrass (souvent achetés par correspondance). Il y avait bien la presse spécialisée, mais elle était rarement objective. Le choix se faisait souvent par associations de musiciens. On achetait l’album de Anger & Marshall parce qu’on les avait aimés avec David Grisman, on pariait sur Quicksilver parce qu’on avait apprécié Doyle Lawson avec les Country Gentlemen, on découvrait Alison Krauss parce qu’il y avait Tony Trischka, Sam Bush, Jerry Douglas et Russ Barenberg sur son premier album… C’est ainsi que j’ai connu Circus No. 9, à l’ancienne, parce que j’avais aimé le mandoliniste Thomas Farrell sur l’album de Mason Via (cf. Bluegrass & C° du mois de janvier). En plus de Cassell, Circus No. 9 est composé depuis sa formation en 2016 de Matthew Davis (banjo), Ben Garnett (guitare) et Vince Ilagan (contrebasse). Cassell et Davis sont les principaux chanteurs et compositeurs. Le répertoire est 100 % original et cinq des onze morceaux sont signés par l’ensemble des membres de Circus No. 9. Pour cet album sans titre (leur second), ils sont accompagnés sur sept morceaux par John Mailander (fiddle) et sur trois autres par un batteur. Circus No. 9 joue du bluegrass moderne. Davis, Cassell et Mailander brillent dans les quatre instrumentaux. Comme les Punch Brothers, il y a pas mal de crescendos et de descentes d’adrénaline mais sans les ralentis extrêmes qui m’énervent chez la bande à Chris Thile. To The Lighthouse est entre new acoustic et newgrass. Unfinished Business est plus doux, dans le style des chansons du groupe. J’ai moins aimé les deux autres instrumentaux qui s’enchainent sur dix minutes avec une intro pour laquelle on croirait que les Beatles sont venus leur passer les bandes à l’envers (en fait des bidouillages électro de Garnett). J’ai, en revanche, apprécié toutes les chansons. The Place That I Call Home est la plus classique, chantée par la voix douce de Thomas Cassell, avec un banjo dans le style Scruggs. Headphones est plus moderne, presque pop, avec une rythmique savante et un bon arrangement punchy. Steampipe Coffee est caractérisé par une mandoline créative, un bon gimmick de banjo et un solo de guitare électrique qui rend rock la fin du morceau. Forever More, par sa mélodie, le chant doublé et l’atmosphère intimiste fait penser à l’album From Langley Park To Memphis de Prefab Sprout (ça date de 1988 et ce groupe pop anglais n’a rien à voir avec le bluegrass, je vous le concède). Kind Of Fool est un titre jazz avec des fulgurances funk (c’est un des morceaux arrangés avec un batteur et Ben Garnett y joue de la guitare électrique). Les quatre musiciens sont tout aussi à l’aise sur ce titre que sur les morceaux bluegrass et newgrass. Circus Train No. 9 est une chanson en plusieurs mouvements qui démarre en ballade, s’accélère puis ralentit pour une partie instrumentale en valse qui se transforme en musique de cirque. L’album s’achève en douceur avec Scaffold Song interprétée par Matthew Davis avec Aoife O’Donovan (toujours prête à contribuer aux albums des artistes novateurs) sur fond de banjo, fiddle et contrebasse à l’archet (Vince Ilaman est aussi virtuose que ses camarades). Les vieilles méthodes ont décidément du bon pour découvrir les nouveaux talents.
"Lovin’ Of The Game"
Cri du 💚
Après The American Fiddler de Andy Leftwich en avril, Lovin’ Of The Game est le deuxième album d’un violoniste bluegrass à être Cri du Cœur cette année. Deux disques pourtant bien différents. Celui de Leftwich était 100 % instrumental. Il y a huit chansons parmi les douze titres choisis par Michael Cleveland. Cinq ont été enregistrés avec diverses vedettes du bluegrass. I Wish I Knew Now What I Knew Then est une valse lente écrite et chantée par Vince Gill, placée au milieu de l’album, qui calme (un peu) le jeu au milieu de titres rythmés emportés par la fougue du flamboyant Michael Cleveland. For Your Love de Joe Ely est magnifiquement chanté par Billy Strings dans un arrangement newgrass. Sunny Days est interprété par Jeff White, fidèle compagnon de route de Cleveland. Temperance Reel est chanté en duo par Luke Bulla et Tim O’Brien et accompagné en triple fiddle par Bulla, O’Brien et Cleveland. Contact est une des deux compositions instrumentales de Cleveland, un tempo rapide où il double fiddle et mandoline (avec le même feu qu’au fiddle), passant le relais ou jouant en duo avec Béla Fleck et Cody Kilby, excusez du peu. Deux morceaux ont été enregistrés avec les Travellin’ McCourys, l’instrumental Five Points (la seconde compo de Cleveland) et Luxury Liner de Gram Parsons, une chanson que je n’aime pas beaucoup d’habitude mais que j’ai trouvée très réussie dans l’arrangement concocté par Cleveland autour de la voix de baryton de Jason Carter. Les cinq autres titres ont été enregistrés avec le groupe de Michael Cleveland: Josh Richards (guitare), Nathan Livers (mandoline), Josiah Shrode (banjo) et Chris Douglas (basse). Beaucoup moins connus que les invités cités précédemment mais tout autant talentueux. Richards est vraiment un excellent chanteur et les harmonies vocales sont parfaites. Il interprète un titre rapide et deux bons countrygrass dont One Horse Town soutenu par un batteur. Ils jouent enfin deux instrumentaux, Empty Pocket Blues sur les chapeaux de roues avec un coup de main de Bryan Sutton à la guitare, et Thousand Dollar Holler, un traditionnel qui me semble en fait être Lost Indian et d’ailleurs joué dans le même arrangement que Country Gazette, avec la voix de Tim O‘Brien qui se confond (ou s’harmonise) avec le fiddle. Brillant!
"Cup Of Sugar"
À part Red On Blonde (consacré à des reprises de Bob Dylan) et Chicken & Egg en 2010, tous les albums de Tim O’Brien (soit une bonne quinzaine) portent le titre d’une des chansons du disque. J’ai rarement trouvé que le choix s’était porté sur celle que je préférais mais, pour Cup of Sugar, c’est une évidence. Ce titre est un vrai bijou. Le texte (les relations de Tim avec son voisin) est un savoureux morceau de philosophie du quotidien, un vade me cum du vivre ensemble. Chaque anecdote fait mouche avec tout l’humour second degré et l’auto-dérision dont Tim est capable. Les parties chantées en duo par Tim et son épouse Jan Fabricius sont très réussies, portées par un arrangement guitare – mandoline tout en nuances. Il y a beaucoup d’autres bonnes chansons dans ce disque, toutes composées par O’Brien, à commencer par deux titres bluegrass, Let The Horses Run auquel l’harmonie vocale de Del McCoury donne tout son cachet, et Little Lamb, Little Lamb, moins classique, plus marqué par le style de Tim. Trois arrangements sont rythmés par le banjo old time de Tim, Bear (sur la place de la nature dans nos sociétés modernes), le dynamique Shout Lulu (à propos d’un chien millionnaire qui urine sur la statue du fondateur du Ku Klux Klan) et Diddleye Day, une des trois chansons coécrites par Tim et Ronnie Bowman. Depuis que Jan Fabricius accompagne sa vie mais aussi sa musique, Tim est plus souvent guitariste que mandoliniste et c’est avec un joli fingerpicking qu’il accompagne le honky tonk The Pay’s A Lot Better, écrit avec Thomm Jutz, autre tranche de philosophie non dénuée d’humour ("The weather is better than six feet under and the pay’s a lot better too"). Jan Fabricius interprète She Can’t, He Won’t and They’ll Never d’une jolie voix plutôt folk. Gila Headwaters est intégralement chanté en duo. C’est la plus jolie mélodie de cet album qui marque le retour de Tim O’Brien aux arrangements qu’il privilégiait dans les années 90, avec une très nette prépondérance des instruments à cordes acoustiques, même s’il semble délaisser le bouzouki depuis quelques années. Les claviers de Mike Rojas sont présents sur plusieurs titres mais le piano n’est en première ligne que dans l’arrangement de The Pay’s A Lot Better. L’orgue accentue le côté blues de Thinkin’ Like A Fish. Guitare, mandoline (Jan Fabricius mais aussi Tim sur deux titres), banjo (Cory Walker) et fiddle (Shad Cobb) sont parfois soutenus par la batterie ou les percussions de Jamie Dick. On a hâte de retrouver ces chansons avec Tim et son groupe à La Roche Bluegrass Festival cet été.
"Details"
Nick Dumas s’est fait connaître comme mandoliniste de Special Consensus, groupe avec lequel il a enregistré deux bons albums (dont Rivers & Roads, album IBMA de l’année 2018). Details est son second album solo. Il s’est entouré d’une équipe talentueuse où brillent particulièrement Jeff Partin (dobro) et Kenny Smith (guitare) et qui comprend aussi Carley Arrowood (fiddle) et Russ Carson (banjo). Les deux instrumentaux de l’album sont de la plume de Dumas. Bozeman est assez classique. Harvest Sky est plus moderne, beaucoup plus intéressant et a inspiré l’ensemble des musiciens. Parmi les neuf chansons, Dumas n’a écrit que Old Soul, moderne, bluesy et intense. Pour les autres, il s’est adressé aux songwriters bluegrass en vogue que sont Becky Buller (4 titres), Tim Stafford, Daniel Salyer et Jon Weisberger. L’ensemble est plutôt moderne. Le fiddle est grâcieux et le dobro remarquable dans Details. Riding The Boston & Maine est un trainsong efficace de Stafford. We’d Go To Town joue sur la nostalgie. How Many Tours, un titre rapide plus classique, clôt joliment l’album. A l’époque où il jouait avec Special Consensus, le chanteur du groupe était Rick Faris mais Dumas avait déjà montré des qualités sur quelques titres. Il confirme ici qu’il chante plutôt bien, d’autant que l’harmonie vocale de Carley Arrowood colore agréablement son timbre assez neutre.
Joe MULLINS & The RADIO RAMBLERS
"Let Time Ride"
Le banjoïste Joe Mullins avait démarré sa carrière dans le groupe de son père, The Traditional Grass. Depuis bientôt 20 ans, avec les Radio Ramblers, il perpétue ce bluegrass bien ancré dans la tradition. Let Time Ride doit être leur dixième album. Le groupe a connu pas mal de changements au cours du temps et depuis Somewhere Beyond The Blue (Le Cri du Coyote n° 170), Jeff Parker a été remplacé à la mandoline par Chris Davis qui a un CV plutôt avantageux (Jr Sisk, Wildfire, The Grascals). Il partage les chants lead avec Mullins et le guitariste Adam McIntosh. Avec Jason Barie au fiddle et Randy Barnes à la basse, Let Time Ride est un album très bien joué (Old Fire, Big City notamment) mais dont le répertoire me parait plutôt faible et les chants décevants. Aucune chanson n’est vraiment marquante. Sur plusieurs titres, la voix lead manque de relief ou de personnalité. Au titre des satisfactions, la voix douce de McIntosh va bien au gospel lent Scars In Heaven. Forsaken Love est bien chanté en duo par Mullins et McIntosh. Il y a un bon trio sur le refrain de A Courtin’ I Go. Le quartet est en place dans le gospel The Glory Road mais celui de It’s A Grand And A Glorious Feeling (a cappella) est raté (les timbres des voix ne vont pas ensemble). Pour apprécier Joe Mullins & The Radio Ramblers, préférez leurs albums The Story We Tell et For The Record.
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