"Bits & Pieces"
"Il fait partie des grands mais trop peu le savent". C'est ainsi que je terminais la chronique de Tricks Of The Tale, le précédent album de Malcolm Holcombe (Le Cri du Coyote, #170). Rien n'a changé, si ce n'est que Malcolm, déjà considéré comme un survivant à de nombreuses épreuves, a dû, comme son modèle John Prine avant lui, affronter un cancer diagnostiqué en 2022. Il a décidé avec son ami Jared Tyler, son double musical, ne sachant ce que l'avenir lui réservait, d'enregistrer quelques chansons qui pourraient éventuellement déboucher sur un album. Voici donc Bits & Pieces, treize titres composés par Malcolm et interprétés par les deux seuls hommes (Malcolm à la guitare acoustique et au chant, Jared se chargeant de tout le reste). La voix du songwriter évoque celle du Dylan des années 2000, et les performances de Jared, notamment au dobro et à la lap steel, illuminent des compositions au thèmes souvent sombres et aux textes empreints de sagesse et truffés de ce que ses amis appellent des malcolmismes. Écoutez attentivement, par exemple, Happy Wonderland ("Tu dois beurrer ton pain du bon côté / Ne siffle pas les filles autour de toi"), The Wind Doesn't Know You ("C'est une bataille quotidienne de se réveiller le matin"), Bring To Fly, I Been There, et vous entendrez autant de leçons de vie délivrées avec une bonne dose d'humour. Il fait souvent des constats sur la dureté de la vie, comme dans Fill These Shoes: "Des gens sont tués sans raison / Certains donnent leurs vie pour que d'autres continuent à respirer". Même si on ne comprend pas l'Anglais (le CD comporte un livret avec les textes, ce qui devient rare), on ne peut qu'être sensible au blues-folk de Malcolm Holcombe et à la complicité qui le lie à Jared Tyler. Bits & Pieces est son dix-huitième album, le cinquième depuis 2016 que je chronique pour le Cri du Coyote, et c'est sans un de ses meilleurs, même s'il fait preuve, depuis plus de trente ans, d'une constance dans la qualité rare à ce niveau-là.
"The Beauty Of It All"
Brian Kalinec est, avec son épouse Pam, à la tête de Berkalin Records, un label qui ne se trompe jamais sur la qualité des artistes qu'il publie. Matt Harlan, Bob Cheevers, George Ensle, Jeff Talmadge, Tim Henderson, Jim Patton & Sherry Brokus, Libby Koch, Daniel Boling, Ordinary Elephant, Bernice Lewis, Curtis McMurtry, Jordi Baizan, Randy Lewis Brown, Randy Palmer, voici quelques-uns d'entre eux. Brian n'est pas en reste et il le prouve avec The Beauty Of It All, son troisième album en solo. Les précédents ont été Last Man Standing en 2007 et The Fence en 2012 (Le Cri du Coyote 129) auxquels s'ajoute Let's Get Away par Kalinec & Kj (Le Cri du Coyote #170). Le disque est produit par Merel Bregante (Loggins & Messina, The Dirt Band) et propose treize compositions originales ainsi que la reprise de Big Hearted (écrite par Steve Seskin & Kate Schutt). On est ici dans un registre proche de celui d'artistes comme James Taylor et Dan Seals, avec une belle brochette de musiciens qui ont l'occasion de se mettre en valeur. Outre Brian (guitares acoustique et électrique) et Merel (batterie et percussions), on entend Pete Wasner aux claviers, particulièrement brillant au "grand" piano, Cody Braun à la mandoline et à l'harmonica, Rankin Peters et Mark Epstein à la basse, Dave Pearlman et Paterson Barrett à la pedal steel, Dirje Childs au violoncelle, Michael Dorrien à la guitare, James Rieder aux cordes et à la contrebasse, ainsi que quelques vocalistes parmi lesquels Sarah Pierce, Jen Grove, Susan Elliott, Merel Bregante. De The Beauty Of It All (qui annonce bien ce qui va suivre) à River Of Kindness, en passant par Two Roads, Redwood Fence, Next Door Stranger (avec l'accordéon de Pete), Pizza And God (un clin d'œil à l'ami Jeffco), Fix-It Man (où la mandoline dialogue avec le piano), If You'd Only Ask Me, on se laisse charmer par cette oasis de calme au milieu d'une période troublée. Brian ne dit d'ailleurs pas autre chose: "Avec un peu de chance, cet album célèbrera quelques-unes de nos victoires tranquilles dans des vies trépidantes".
"Siempre"
Depuis une bonne dizaine d'années (il a publié son premier disque, un EP, en 2012), Ags Connolly trace son sillon. Originaire d'Oxfordshire, Angleterre, il s'impose petit à petit comme un des meilleurs auteurs-compositeurs-interprètes du vieux continent dans le domaine de la musique country traditionnelle. Il a été adoubé par les plus grands, notamment Tom Russell et le regretté James Hand. Siempre est son quatrième album studio de compositions originales, auxquels s'ajoute un Live in St. Louis, MO, et un disque de reprises de chansons de cowboys. Pour Ags, il s'agit de musique texane, dans lequel le style tejano prend plus d'importance, aux côtés du honky-tonk, que dans les disques précédents. L'accordéon et les harmonies de Michael Guerra en sont grandement responsables. Ajoutons-y le fait que le chanteur, en plus de la guitare acoustique, joue du bajo quinto, que Billy Contreras est au fiddle, et l'illusion est parfaite. Il suffit de fermer les yeux pour se croire à la frontière mexicaine, tout près du Rio Grande. Et les chansons, dans tout cela? Elles sont toutes (10 dont la seule reprise, Half Forgotten Tunes de Wes McGhee) excellentes. Headed South For A While ouvre le bal, le titre évoque à la fois la route et le fait de vieillir. La voix (excellente, il faut le souligner) d'Ags est posée sur un fond d'accordéon avec un rythme presque rock. Avec Change My Mind, une polka, on tombe dans le plus pur style tejano. Doug Sahm, les Texas Tornados et Freddy Fender ne sont pas loin. Il y a aussi Overwhelmed, une "valse de salle de bar" où brillent la guitare de Rob Updegraff et le fiddle de Billy Contreras. Je peux encore citer la superbe ballade Tell Me What You Were Gonna Tell Me ainsi que Señora (Whatever Comes First), dont le titre suffit à définir le style, ainsi d'ailleurs que les autres titres, tellement cet album est vite addictif. J'accorderai juste une place à part à Turns Out, rien que pour la partie de dobro du légendaire B.J. Cole dont la pedal steel guitar, depuis cinquante-cinq ans, est comme un trait-d'union country entre l'Angleterre et le nouveau continent. Cet album paraît le 16 juin. Précipitez-vous sur le site d'Ags Connolly pour le commander, vous ne trouverez pas mieux dans le genre avant un moment
"Workin' On A World"
Voici une artiste qui sait se faire oublier, n'enregistrant et ne publiant un disque que lorsqu'elle a quelque chose à dire, un message à faire passer. Workin' On A World n'est que son cinquième album de compositions personnelles, Après trois disques de 1992 à 1996 (Infamous Angel, My Life et The Way I Should), il a en effet fallu attendre 2012 et Sing The Delta. C'est l'élection de Trump qui a incité Iris à remettre l'ouvrage sur le métier, avec cette question: comment s'en remettre? Bloqué à mi-chemin par la pandémie, le disque a mis six ans à être réalisé avec l'aide de trois amis et coproducteurs: Richard Bennett, Pieta Brown et Jim Rooney. C'est Pieta Brown qui a donné le coup d'accélérateur au projet. Iris le raconte, "Pieta m'a demandé ce qu'il en était des enregistrements que j'avais faits avec Jim et Richard en 2019 et 2020. Je lui ai dit que j'avais pratiquement renoncé à essayer de faire un disque. Elle a demandé si elle pouvait écouter. Je lui ai fait envoyer tout ce que nous avions fait, et peu après, j'ai reçu un texto, plein de points d'exclamation: 'Tu as un disque et ça s'appelle Workin' On A World!'". Bennett de retour dans le studio avec elles, Iris et Pieta ont enregistré plusieurs autres chansons et ont mis la touche finale au disque à Nashville en avril 2022. On ne peut que bénir Pieta d'avoir insisté, tellement le résultat est convaincant. Huit titres sont de la plume d'Iris, deux ont été co-composés avec Pieta (The Sacred Now et I Won't Ask You Why), un avec Greg Brown (Let Me Be Your Jesus) qui a écrit seul Walkin' Daddy et mis en musique Waycross, Georgia du Révérend Samuel E. Mann. Accompagnée de son piano, avec sa voix reconnaissable et aux intonations quasi-religieuses, Iris nous offre treize titres comme autant d'hymnes, aux mélodie aussi belles que les textes sont profonds, incitant l'auditeur à se poser des questions. Workin' On A World (mission impossible?) ouvre le bal avant de laisser la place au long monologue qu'est Goin' Down To Sing In Texas où chaque mot a son importance. On y retrouve évoqués pêle-mêle le lobby des armes ("Je vais chanter au Texas / Où chacun peut porter une arme / Nous serons tous bien plus en sécurité là-bas / Le plus grand mensonge sous le soleil"), The (Dixie) Chicks qui défendent si bien la cause féminine en défiant l'establishment, Jesus qui a chassé les marchands du temple, un temple où, de nos jours, on laisse même plus entrer les pauvres qu'Il défendait. On croise aussi des Musulmans qui semblent être des personnes fréquentables, des criminels en liberté parmi lesquels un président qui a menti à propos des armes de destruction massive, des personnes de couleur sur qui la police peut tirer, etc. On n'est pas loin de Blowin' In The Wind avec, pour Iris, une conclusion dans laquelle elle affirme qu'elle ne fait qu'essayer d'être authentique et sincère. Je pourrais citer The Cherry Orchard, titre plein de symboles, ou encore Nothin' For The Dead, le seul où le piano est absent, Mahalia (Jackson), qu'Iris écoute chanter How I Got Over, ou enfin Warriors Of Love. Quel que soit le titre que vous écouterez, vous n'entendrez qu'un message d'amour, plus fort que la colère, de la part de cette infatigable combattante qui se bat sans répit contre les injustices et pour les droits humains et qui considère la musique comme une thérapie, comme une arme pacifique.
"The Chicago Sessions"
Cet album a pris naissance lors de la Cayamo Cruise, en 2020, à laquelle participaient Rodney et Jeff Tweedy. Les deux hommes se confièrent leur admiration mutuelle et Jeff invita Rodney à venir enregistrer dans son studio, à Chicago. Le marché fut vite conclu et nous avons aujourd'hui le résultat sous la forme d'un nouvel album de Rodney Crowell, produit par Jeff Tweedy. On pouvait craindre que Jeff ne veuille faire du Wilco mais il n'en est rien. Nous avons droit à ce que Rodney a publié de mieux depuis longtemps, comme revigoré par cet échange entre deux musiciens de générations différentes. Rodney a amené avec lui Jedd Hughes (guitares et mandoline), Catherine Marx (piano et orgue) et Zachariah Hickman (basse). Jeff Tweedy est aux guitares et au banjo et deux batteurs de Chicago complètent le casting (John Perrine et Spencer Tweedy (fils de…). Les compositions originales de Rodney sont complétées par une superbe reprise de No Place To Fall de l'ami Townes. Il y a aussi Everything At Once, coécrit et co-interprété par Rodney et Jeff. Du premier titre, Lucky, au dernier, Ready To Move On, on sent le souffle du rock mélodieux de la fin des fifties, celui de Buddy Holly et des Everly Brothers, mais on est également tout près du Hot Band d'Emmylou (rien de surprenant) époque Elite Hotel et Luxury Liner, notamment grâce à une excellente relecture de You're Supposed To Be Feeling Good (une première pour Rodney qui n'avait jamais enregistré ce titre).
"The Cradle Of All Living Things"
Jouons à remonter le temps. En 2021: Can I Offer You A Song (double CD). En 2020: Dad & The Monkey, Songs From The Lock Down, In Sympathy Of A Heartbreak. En 2019: Whiskey Salesman. En 2018: Fix Your Words. En 2017: A Song I Can Live In. En 2016: Litlle Brothers. En 2015: Human Passing Through. En 2014: The Little Prayers Trilogy (triple CD). En 2013: Block Out The Sirens Of This Lonely World (double CD). Je me limite aux dix dernières années en ce qui concerne les publications de Chip Taylor qui vient de fêter ses 83 ans. Vous noterez qu'il n'y a rien en 2022. Qu'à cela ne tienne, voici un nouveau double album: The Cradle Of All Living Things. Pour qui ne connaitrait Chip Taylor (aka James Wesley Voight) que pour un hit des Troggs dans les sixties et ses prestigieux liens de parenté, il reste beaucoup à découvrir. Son nouvel opus, copieux (vingt-sept titres), ne surprendra pas ceux qui le suivent depuis longtemps, au moins depuis 1996, année de son retour à la musique après vingt années où il avait plutôt passé son temps à se faire interdire des casinos. Le premier CD commence par The Cradle Of All Living Things où la Norvégienne Hege Brynelsen vient chanter avec lui (comme elle le fait dans True Love). Chip, lui, a toujours le même timbre, oscillant entre récitation et chant murmuré, sur le ton de la confidence. Et c'est sans doute cette intimité qu'il crée avec son auditeur qui fait que ce dernier l'écoute attentivement, presque religieusement, car Chip Taylor est un songwriter de tout premier plan, fin observateur de la vie, qui écrit des textes pleins de sens sur des mélodies très subtiles. L'accompagnement n'est pas envahissant. Il y a, aux guitares et au dobro, l'ami John Platania, présent à ses côtés depuis Gasoline en 1972 (il accompagnait aussi Van Morrison à l'époque). Il y a aussi à la basse sur Sofia, Tony Mercadante, vingt-cinq ans d'ancienneté, et Magnus Olsson à la batterie et aux percussions. Il y a encore (et surtout) GoranGrini, autre norvégien qui est là depuis une dizaine d'années, coproducteur et multi-instrumentiste (toutes sortes de claviers, harmonica, basses, autoharpe, samples) qui contribue grandement au son de l'album. Parmi les titres les plus marquants, je citerai Oh It Feels Kinda Different (où Chip évoque son ami John Prine comme il le fait dans Give Her Away Jonny), How Come That Always Happen, Closing Time, I Don't Know Which Song I'll Sing Tonight, That's What I Like About The Sky, Why Didn't I Think Of That Before. Cela étant, je vais me permettre un conseil au-delà de cette énumération: comptez deux heures devant vous, coupez vos téléphones et servez vous un whiskey que vous dégusterez et savourerez lentement, de la même manière que vous écouterez The Cradle Of All Living Things. Car Chip Taylor est comme la boisson ambrée: tout le monde n'aime pas mais, quand on l'aime, on l'aime vraiment et on a envie de se resservir, mais aussi de souhaiter à Chip un bon rétablissement. Il a en effet été diagnostiqué d'un cancer de la gorge fin 2022, ce qui l'a contraint à reporter les concerts qu'il devait donner en Europe cette année.
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