samedi 11 février 2023

Disqu'Airs par Jean-Christophe Pagnucco

 

Eric BIBB

"Ridin’" (Dixiefrog, 2023) 

Quelle magistrale carrière que celle d’Eric Bibb! Il n’est sans doute pas utile de rappeler la singularité de la destinée de ce bel artiste, né à New York il y a près de 72 ans, fils du chanteur Folk et activiste Leon Bibb, que Pete Seeger a fait sauter sur ses genoux et à qui Bob Dylan lui-même a enseigné ses premiers accords, tout en lui recommandant de "Keep it simple"! Après différents voyages en Europe, c’est depuis sa Suède d’adoption, où il s’est fixé il y a des décennies, qu’il a démarré, à l’approche de la cinquantaine, une carrière scénique et discographique qui l’a mené sur toutes les scènes du monde. Le label français Dixiefrog demeure cependant son épicentre et nous avons la chance de pouvoir le croiser, avec une impeccable régularité et toujours un égal bonheur, sur nos scènes où il distille, en solo, en duo, ou en groupe, son folk blues servi par sa voix chaude, son fingerpicking magistral, mâtiné des influences les plus riches, reliant par son art le Delta du Mississippi et les rives de l’Afrique Subsaharienne. De cette personnalité si créative et irradiante, naît, à intervalles très réguliers, une production discographique invariablement passionnante, et il faut saluer bien bas le talent de notre homme pour parvenir encore à émouvoir, remuer, mobiliser et satisfaire ses très nombreux aficionados après 36 parutions successives. Sans surprise, mais avec le même ravissement, son dernier album Ridin’ déboule sur nos platines, toujours porteur de cette même énergie enrobante et fascinante, qui le voit, comme à son habitude, entouré de façon splendide et cohérente. Au cœur de la réalisation pleine de bon goût et de sobriété de Glen Scott, qui connaît bien son bonhomme, Eric dialogue, avec sa générosité et son sourire habituels, avec Taj Mahal et Jontavious Willis, respectivement parrain et jeune pousse du mariage blues roots et world music qui sied si bien à notre artiste, mais aussi Harrison Kennedy, Amar Sundy et le toujours fascinant Habib Koité, pour servir un répertoire délicat, marqué par des reprises très symbolique (500 Miles, bande son du folk boom des sixties qui l’a vu naître artistiquement, mais également Sinner Man, marqué par la relecture de Nina Simone), et par des compositions aussi poétiques et que spirituelles. Comme chacun des albums d’Eric Bibb, Ridin' est une invitation au voyage, voyage qui nous rappelle que l’artiste est sans doute l’une plus belles choses qui soit arrivées au blues ces 30 dernières années, au cœur d’un genre où les véritables créateurs sont rares et dont il réalise la synthèse de tout ce qu’il y a de bouleversant. 

 

Bai KAMARA Jr and the VOODOO SNIFFERS

"Travelling Medicine Man" (Zigzag World-Moosicus 2023)

Trois ans après son remarquable opus Salone, chroniqué dans ces colonnes, Bai Kamara Jr est de retour, guitare en main, pour creuser le sillon de son blues, aussi intense que dansant, mâtiné de jubilatoires influences africaines, dont il réalise, en sa personnalité solaire, la parfaite synthèse et qui frappe tant par sa cohérence que son côté envoûtant. C’est l’occasion pour cet artiste si singulier, fils d’un ancien ambassadeur de la Sierra Leone installé à Bruxelles, de réaffirmer haut et fort sa filiation avec les pères du World Blues, à savoir Taj Mahal, Ry Cooder et leurs plus contemporains enfants spirituels que sont Corey Harris, Keb Mo et Eric Bibb. On appréciera particulièrement le minimalisme acoustique de Good, Good Man, convoquant le fantôme de Lightnin’Hopkins, l’onirique Miranda Blue, qui n’est pas sans évoquer Terry Callier ou encore Star Angel et sa psalmodie si typique des ambiances boueuses sculptées par l’art perdu de John Lee Hooker, dont on jurerait entendre la guitare, période Groundhogs et british boom, sur l’irrésistible I Don’t Roll With Snakes. La glorieuse confirmation apportée par ce nouvel opus invite à souhaiter que Bai Kamara Jr recueille, au plus vite, la consécration scénique que la qualité de son world blues, évitant tout gimmick et toute facilité pour servir l’authenticité sans faille de sa démarche toute personnelle, mérite amplement. 

 

WHITE FEET - NASSER BEN DADOO

"Blue Legacy" (La Clique Production, 2022)

Attention! Blues passionnant! Bluesman originaire de la cité phocéenne installé en Bourgogne, celui dont les patronymes sont déjà une invitation au voyage transméditerranéen et transatlantique, signe ici un album qui marquera son histoire discographique, déjà riche de quelques chapitres très remarqués. A la guitare, souvent slide, et à la voix, qui évoque plus souvent qu’à son tour les plus belles heures du Chris Rea de Blue Guitars, Nasser Ben Dadoo traverse et transcende le Delta Blues gospelisant de Blind Willie Johnson (Keep Your Lamp Trimmed And Burning), la psalmodie desespérée de Son Thomas (Cairo) ou le cri hanté de Charley Patton, tout en s’évadant de tout académisme pour convoquer, notamment en compa-gnie de Vieux Farka Touré, les racines africaines (Yema, Gat Fish) ou européennes les plus intimes de cet idiome musical (Laurier Rose), dont il s’affirme comme l’un des artisans contemporains les plus habiles pour le renouveler. Passionnant de bout en bout, le voyage proposé ici par Nasser Ben Dadoo n’en est qu’à ses prémices et il faut souhaiter le meilleur à cet artiste si diaboliquement habile à nous convier dans ce monde multicolore et transpercé des émotions les plus intimes comme les plus intenses, à l’image d’un Tom Waits que l’on jurerait entendre sur So Far Away. A écouter absolument. 

 

DELAYNE

"Karu" (Dixiefrog, 2023)

"Le blues maori" au féminin, comme l’annonce le communiqué de presse accompagnant la sortie de Karu, premier album de la chanteuse Delayne, qui n’est déjà plus une inconnue, puisqu’elle a partagé la vedette avec le nouvel artiste majeur de l’écurie Dixiefrog, à savoir Grant Haua, lui-même bluesman polynésien qui vient de signer coup sur coup deux albums hautement enthousiasmants et signalés comme tels dans les colonnes du Cri. 2023 est décidément l’année du blues métissé, comme le prouve la pertinence des chansons que cette chanteuse pleine de passion et d’énergie défend partiellement en dialecte maori (Karu, Small Change et To Be Loved), au répertoire plein de groove et de passion, confirmant pleine-ment la sensation qui entourait ses interventions sur scène. En parlant de groove, l’infernal Shame On You incite à remuer tous les os de son corps, tout comme l’évocation réussie de Junior Wells par une appropriation du standardissime Little By Little. Il est aussi particulièrement réjouissant de retrouver toute la verve de son glorieux parrain Grant Haua, ici responsable de l’essentiel des compositions et qui lui offre un duo mémorable, en mode passage de flambeau, sur le tout aussi mémorable Billie Holliday, appelé à devenir un standard de leur répertoire respectif, ainsi que la soul touch jubilatoire et contagieuse du grand David Noël, leader des Supersoul Brothers et compagnon d’écurie artistique, sur une belle acoustique et sensible, très 70’s, baptisée Please, comme une invitation à retenir le nom de Delayne, qui n’a assurément pas fini de faire parler d’elle par son talent et son originalité. 

 

MOONLIGHT BENJAMIN

"Wayo" (Ma case Absylone Socadisc, 2023)

Moonlight Benjamin, proclamée par son cercle grandissant d’admirateurs de par le monde comme la Voodoo Queen Haitienne", publie ces jours-ci son 3ème album, plus rugissant et plus rock que jamais, en convoquant les racines des chants tribaux perpétués par les Black Indians de New Orleans, des vocaux psalmodiés et habités, servis sur un tapis de guitares que ne renieraient ni les Alabama Shakes, ni les Black Keys, tant le résultat final est un métissage absolument réussi de traditionalisme et de modernité. Souvent comparé à Angelique Kidjo pour le chant, Moonlight Benjamin ajoute à ce vocabulaire une noirceur, un abîme d’émotions et une profondeur qui font de ce Wayo un genre d’œuvre au noir de la musique blues. Le résultat est épatant: le chant créole, aux accents parfois opératiques, propulsé sur des harmonies hypnotiques gorgées d’électricité ne sont pas sans rappeler quelques belles heures de Led Zeppelin, pour servir un propos sans équivalent connu. Le torrent rock de Taye Banda, le rugissement tribal de Wayo, la tournerie mantresque de Ouvé Lespri, ou l’épais blues Bafon, se logent dans votre esprit pour ne plus en sortir et donnent l’envie de s’enfoncer plus avant dans les ténèbres de ce monde étrange, à la fois inquiétant et accueillant. L’écoute de Wayo, hautement recommandable, est un voyage remuant qui promet de faire chavirer bien des certitudes musicales. 

 

The SUPERSOUL BROTHERS

"The Road to Sound Live" (Dixiefrog Live Series 2023)

Attention ! L’avenir de la Southern Soul Made In France est en marche! Après un brûlant premier album en 2021, chroniqué dans les colonnes du Cri, véritable manifeste classic soul totalement renversant et jubilatoire, voici le live, qui confirme, avec ô combien de panache, tous les espoirs placés dans ce groupe décapant et habité. Après une ouverture tonitruante sur le standard Ain’t That A Lot Of Love, le gang cuivré fait exploser un groove de tous les diables, le sextet étant emmené par son leader charismatique et époustouflant vocaliste David Noël, en enfilant une série d’originaux que l’on croirait enfantés dans les moiteurs du Muscle Shoals Studio (Common People, quelle claque; Don’t Lockdown Your Heart, d’actualité et de circonstance, et un Only Love que ne renierait pas William Bell), tout en se ressourçant régulièrement à la source des inspirateurs du genre (épatante version de Is It Because I’m Black, de Syl Johnson). Conclu par leur mastodonte de scène que constitue la reprise décalée et géniale du Heroes de David Bowie, les Supersoul Brothers nous laissent haletants, en s’affirmant définitivement comme les derniers défenseurs en date de la Black Music dans ce qu’elle a de mieux. Beau challenge relevé pour les gars du Béarn!

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