Depuis une bonne trentaine d’années, les femmes se sont de plus en plus affirmées sur les scènes bluegrass mais il me semble que leur importance s’est encore accentuée récemment. Après Alison Krauss et Sierra Hull, Cris du Cœur dans la rubrique du mois de mai, ce sont Shelby Means et Heather Mabe (avec son groupe Red Camel Collective) qui sont à l’honneur cette fois-ci.
Cri du 💚
Que font les musiciens de Jr Sisk quand le patron n’est pas là? Ce qu’ils savent faire de mieux, c’est-à-dire un groupe de bluegrass. Leur nom est d’ailleurs tiré d’une chanson de Jr Sisk (The Man in Red Camels, enregistré à une époque où aucun d’entre eux ne faisait d’ailleurs partie du groupe). Red Camel Collective a une base solide puisque Tony (banjo) et Heather Mabe (guitare) jouent ensemble depuis 2011 et avaient leur propre formation avant de devenir les accompagnateurs de Sisk il y a six ans avec Jonathan Dillon (mandoline) - aux côtés de Sisk depuis plus de dix ans - et le contrebassiste Curt Love. Le premier titre, Roll on Mississipi est une version bluegrass et accélérée d’une chanson de Charlie Pride qui nous embarque immédiatement avec sa jolie mélodie, son tempo rapide, l’interprétation splendide de Heather Mabe et les interventions des épatants Tony Mabe et Jonathan Dillon, épaulés par les guests Gaven Largent (dobro) et Stephen Burwell (fiddle). La qualité ne faiblit pas avec cinq très bonnes compositions de Heather, le countrygrass In Spite of Me, la douce mélodie de Daughter of the Stars où le chant de Heather fait penser à Amanda Smith, son interprétation sensible de la ballade All I Need, le tempo d’enfer de Dare to Dream (avec Tony Mabe et Burwell à l’abordage) et le magnifique et plus moderne Sincerity où la voix de Heather mêle douceur et énergie, joliment soulignée par le dobro de Jeff Partin. Le niveau baisse un peu quand Jonathan Dillon reprend un titre de Emerson & Goble (Leaving You and Mobile Too – ce qui évite d’y rester collé) mais remonte instantanément quand Tony interprète superbement Night Coach Out of Dallas (Faron Young) avec une voix de baryton et un phrasé qui font immanquablement penser à Johnny Cash. Heather Mabe ne chante pas que ses compositions. Halfway Down, un blues de Jim Lauderdale n’est pas la chanson qui lui convient le mieux, mais ce premier excellent album s’achève en apothéose avec une autre reprise, Last Time I Saw Him (déjà enregistré par des chanteuses aussi différentes que Dottie West et Diana Ross). Heather alterne le lead avec Suzanne Cox et Sharon White. Les refrains en trio sont dignes des plus belles harmonies des Ronettes ou des Shirelles. Cet album est entré directement à la première place des charts de Bluegrass Unlimited en avril dernier (il y est resté en mai et juin devant Alison Krauss & Union Station) et c’est amplement justifié.
Joe MULLINS & the RADIO RAMBLERS
"Thankful and Blessed"
Le répertoire de Joe Mullins & the Radio Ramblers semble s’orienter de plus en plus vers le gospel. Comme Somewhere Beyond the Blue en 2021 (Le Cri du Coyote 170), l’album Thankful and Blessed est entièrement gospel, et plusieurs chansons de Let Time Ride, l’album paru entre temps (Bluegrass & C° juillet 2023), l’étaient aussi. Le groupe a un vrai savoir-faire, tant vocal qu’instrumental, pour ce style de musique mais Thankful and Blessed manque cependant d’originalité pour le répertoire comme pour les arrangements. Le titre qui ressort est une composition de Rick Lang, le swing Even Better When You Listen interprété par Chris Davis (mandoline) qui a une jolie voix claire, et mené par la contrebasse en walking de Zach Collier. There’s a New World a Waiting de Randall Hylton est chanté en quartet a cappella. Bien fait mais pas vraiment excitant, tout comme les autres refrains harmonisés à quatre voix. Il y a une bonne énergie dans One Breath Away, Journey On et No Stone Unturned. On note un bon solo de banjo de Mullins dans He Sees the Little Sparrow chanté par Adam McIntosh (guitare). He Set Me Free est une chanson plutôt quelconque mais elle a inspiré le fiddler Jason Barie. Un album court (10 chansons, moins de 28 minutes) qui plaira aux amateurs de gospel mais ne fera pas date dans la discographie de Joe Mullins & the Radio Ramblers.
"Remains To Be Scene"
Le banjoïste Ben Eldridge, dernier des membres fondateurs à avoir quitté the Seldom Scene (en 2016) est décédé il y a un an, en ayant eu le temps d’écrire les notes du livret de Remains To Be Scene. Cela pourrait apparaître symboliquement comme le dernier lien entre la formation originelle (le groupe est né en 1971) et le Seldom Scene d’aujourd’hui, mais il faut se méfier des symboles et les membres actuels (pour la plupart présents depuis quand même trente ans!) réussissent au fil des disques à conserver l’esprit du groupe, tant pour les arrangements (importance du dobro de Fred Travers) que du répertoire. Comme d’habitude avec Seldom Scene, on retrouve des chansons issues d’autres genres musicaux, Last of the Steam Powered Trains des Kinks chanté par Lou Reid et A Good Man Like Me Ain’t Got No Business (Singin’ the Blues) de Jim Croce, interprété par Dudley Connell. Ce dernier chante aussi Farewell Angelina de Dylan dans une version que je préfère à celle – trop lente – de Tim O’Brien. Une autre chanson de Bob Dylan – Walkin’ Down the Line – fait le lien avec le répertoire bluegrass puisque the Seldom Scene reprend l’arrangement des Country Gentlemen. Les chansons bluegrass puisent dans le répertoire de Flatt & Scruggs (Hard Travellin’ de Woody Guthrie chanté par Ron Stewart), Don Reno (I Could Cry), Benny Martin (le swinguant The Story of My Life très bien chanté par Connell) et … Seldom Scene puisque Lou Reid reprend (superbement) White Line que le groupe avait enregistré sur l’album Live at Cellar Door du temps de John Starling. L’esprit de John Duffey plane sur les ballades Man at the Crossroads et Lonesome Day qui lui auraient parfaitement convenu. Elles sont ici chantées par Travers, soutenu par de jolies harmonies vocales (une des qualités historiques du groupe). Le gospel Show Me the Way to Go Home avec un refrain chanté à quatre voix complète ce répertoire typique. Remains To Be Scene n’est peut-être pas à la hauteur des premiers albums du groupe ou de Scenechronized et Scene It All mais il perpétue joliment la tradition du son Seldom Scene.
"En Concert Setlist 1"
Depuis dix ans, le duo Watson Bridge (les chanteurs et guitaristes Isabelle Groll et Jean-Paul Delon), enregistrent la plupart de leurs concerts. Ils ont décidé de nous en offrir les meilleurs extraits, en commençant chronologiquement par 15 titres datant de 2016 à 2019 qui constituent cette première livraison (ils annoncent plus de 50 morceaux, ce qui devrait remplir 3 ou 4 volumes). Il n’y a ici aucun doublon avec leur album studio Orion paru en 2020. C’est tout juste si on retrouve deux songwriters communs parmi les crédits, le quasi inévitable Bob Dylan (One More Cup of Coffee) et Sarah Jarosz (Run Away) – une vraie affirmation de leur identité pour le coup. Watson Bridge a les influences les plus variées, du bluegrass dans toute sa diversité (Bill Monroe, Del McCoury, Alison Krauss) au jazz (Chick Corea) en passant par le folk (Ralph McTell), le swing (Daddy’s Gone to Knoxville de Mark Knopfler), la variété pop anglaise (Katie Melua), la musique tsigane (l’instrumental Hora Lui Buica), la country (Hank Williams, Rodney Crowell), l’americana (Gillian Welch) et les songwriters US (Darrell Scott). Il y a une poignée de titres avec un ou deux musiciens supplémentaires (Dorian Ricaux ou Christophe Constantin – mandoline; Stan Pierrel - guitare électrique; Jean-Marc Delon – banjo). Sinon, c’est deux voix / deux guitares. Jean-Paul a juste rajouté une discrète contrebasse en studio (sauf dans The Lucky One où Hubert Dubois joue dans l’enregistrement public). Si la plupart des titres sont connus, Watson Bridge en donne toujours des versions personnelles, grâce au duo vocal (Lovesick Blues, The Streets of London), aux arrangements de guitares (joli fingerpicking pour The Lucky One et Daddy’s Gone to Knoxville, solos en flatpicking pour River Take Me et I Feel the Blues Movin’ In). Ils réinventent aussi les morceaux en accélérant le tempo (Run Away, The Way It Goes et Tear My Stillhouse Down), en mariant Dylan et flamenco ou en chaloupant le rythme d’un vieux standard bluegrass (On and On).
Dans d’autres genres musicaux, une jeune femme comme Shelby Means aurait certainement pu compter sur son physique pour accéder rapidement à la notoriété. Mais voilà, Shelby aime le bluegrass – un milieu musical où aucune chanteuse connue ne ressemble à un mannequin - et elle a patiemment attendu le bon moment pour enregistrer son premier album solo, faisant son apprentissage comme bassiste de Della Mae puis de Molly Tuttle & Golden Highway, tout en se produisant parallèlement avec son mari Joel Timmons (le duo Sally & George – on les a vus aussi à Bluegrass in La Roche en 2019 avec le quartet Lover’s Leap). Ceux qui déplorent l’arrêt de Molly Tuttle & Golden Highway en plein succès (Molly a complètement changé de genre musical, ce qui ne surprendra que ceux qui ont oublié que ses deux premiers disques solo n’avaient rien de bluegrass) pourront largement se consoler à l’écoute de Streets of Boulder, le premier titre de l’album de Shelby qui sonne comme du plus pur Golden Highway. Guère étonnant car les harmonies sont chantées par Molly et Kyle Tuttle. Shelby était la principale partenaire vocale de Molly dans Golden Highway et elle a une large palette qui lui permet de sonner comme Molly quand elle en a envie. Les harmonies vocales sont pour une bonne part dans la réussite de ce disque. Certains partenaires sont célèbres (Tim O’Brien dans Up on the Mountain, Billy Strings, assez discret mais parfait dans Suitcase Blues). Les chœurs de Rachel Baiman et Kelsey Waldron font toute la saveur de Farm Girl. Joel Timmons (le mari) et Maya de Vitry (la productrice de l’album) chantent dans la moitié des titres. A part Jacob Means, le frère de Shelby qui partage les interventions à la mandoline avec Sam Bush et se révèle excellent (solo dans Streets of Boulder), tous les musiciens sont des pointures: Bryan Sutton (guitare), Ron Block (banjo), Jerry Douglas (dobro), Brownyn Keith-Hynes, Michael Cleveland et Billy Contreras (fiddle) – Shelby est évidemment à la contrebasse. Parmi les titres bluegrass, Calamity Jane et Five String Wake Up ont un petit côté honky tonk. L’excellent Wild Tiger Rag est percutant, avec une énergie rock. Le dobro domine les ballades (High Plains Wyoming). Le seul titre dispensable est une reprise de Old, Old Home de George Jones. Bien joué et chanté mais manquant d’originalité pour une chanson trop souvent entendue. L’autre reprise (Shelby a écrit ou coécrit onze des treize chansons) fait partie des titres plus modernes. Il s’agit de Million Reasons de Lady Gaga, très bien adapté aux instruments bluegrass et chanté, avec les harmonies de Timmons et de Vitry. Fisherman’s Daughter est une jolie ballade assez folk. Il y a un excellent solo de Billy Contreras dans Elephant at the Zoo, une composition jazzy. L’album s’achève très joliment par Joy, autre très jolie ballade avec, encore une fois, des contributions décisives de Timmons, de Vitry et Jerry Douglas. Avec ce premier album, Shelby Means réussit tout: elle écrit de jolies mélodies, elle sait s’entourer des meilleurs musiciens et elle a des qualités d’interprète tant pour les titres rythmés que pour les ballades qu’on ne soupçonnait pas dans son rôle d’accompagnatrice dans Della Mae et Golden Highway. Une talentueuse artiste jusqu’ici dans l’ombre et qui prend très bien la lumière.