"Trail of Flowers"
Sierra Ferrell a été désignée révélation de l’année 2022 et artiste de l’année 2024 par Americana Music Association, et Trail of Flowers a été élu meilleur album 2024. Des récompenses dues en premier lieu à la très jolie voix de Sierra. Un très léger vibrato et une infime fêlure rendent instantanément émouvantes des ballades comme Wish You Well et Rosemary, d’autant que ces deux chansons ont de très jolies mélodies. Les autres atouts de Sierra sont la qualité de ses compositions et ses arrangements qui balaient un large spectre avec des ballades folk (No Letter) ou country (American Dreaming), des sonorités celtiques (I Could Drive You Crazy avec deux fiddles), du country-rock à la KT Tunstall (Dollar Bill Bar écrit avec Melody Walker), des rythmes indiens (Fox Hunt) et une chanson d’amour façon comptine (I’ll Come Off The Mountain). Il y a chez Sierra Ferrell un savant mélange d’anticonformisme dans son look et son histoire (ses tatouages, ses piercings, ses tenues et coiffures extravagantes, ses dix années sur la route, son passé de junkie) et de respect pour les traditions musicales américaines avec une chanson de train (Money Train), une murder ballad (Rosemary) et la présence d’instruments traditionnels de la country et du bluegrass (banjo, mandoline, violon, pedal steel). Elle remonte loin dans l’histoire de la country avec la seule reprise de l’album, la ballade swing Chittin’ Cookin’ Time in Cheatham County popularisée dans les années 1930 par Arthur Smith et arrangée dans un style proche de Hot Club of Cowtown avec des guitares électriques. En quelques années (Trail of Flowers est son deuxième album chez Rounder après deux disques autoproduits en 2018 et 2019), Sierra Ferrell est devenue incontournable. On la voit partout, aux côtés de Billy Strings, sur les albums de Tony Trischka, Cory Walker, des Black Keys, avec Lukas Nelson (le fils de Willie), Old Crow Medicine Show, Sierra Hull et les Travellin’ McCourys. Si ce n’est déjà fait, découvrez-la avec ce très bel album.
"Live From the Ryman"
Cela fait trente-cinq ans que Dan Tyminski est une des grandes voix du bluegrass (élu quatre fois chanteur de l’année par IBMA). Pourtant, sa discographie solo est bien mince: trois albums seulement auxquels il faut ajouter un 5 titres en hommage à Tony Rice (One Time Before You Go paru en 2022) et un disque qui n’avait rien à voir (ou si peu) avec le bluegrass (Southern Gothic). Dan Tyminski s’est surtout fait connaitre dans des groupes, d’abord par son association avec Ronnie Bowman comme le formidable duo vocal de Lonesome River Band puis comme le partenaire d’Alison Krauss dans Union Station. Sa notoriété a largement débordé le cadre du bluegrass puisqu’il a doublé George Clooney pour interpréter Man of Constant Sorrow dans le film O Brother, Where Art Thou (élue chanson de l’année par Country Music Association) et qu’il a été le chanteur du méga tube Hey Brother du DJ électro-pop Avicii qui s’est classé en tête des charts dans 18 pays (pas en France) et dépassé le milliard de streams sur Spotify. L’album en public Live From the Ryman sort seulement un an après le troisième disque de Dan, God Fearing Heathen (cf. juillet 2023) et il pourrait presque tenir lieu de "Best of" s’il avait inclus Hey Brother (repris en version bluegrass dans le dernier album) et une ou deux chansons de son excellent album Wheels paru en 2008 (cf. Le Cri du Coyote 107). Dan s’est entouré des mêmes musiciens que sur son dernier disque, soit trois membres de East Nash Grass (Gaven Largent – dobro, Maddie Denton – fiddle et Harry Clark – mandoline), Jason Davis (banjo) et Grace Davis (contrebasse). On retrouve quatre titres de God Fearing Heathen, deux chansons tirées des albums avec Alison Krauss, Man of Constant Sorrow, Modern Day Jezebel que Dan avait enregistré avec Jason Davis, une compo inédite de Dan (Whiskey Drinking Man) et quatre classiques. L’album est très bien joué par tous les musiciens, avec beaucoup de talent et d’énergie et une mention spéciale à Jason Davis qui a un son percutant que je trouve fantastique. Le petit défaut, c’est peut-être d’avoir joué l’instrumental Cumberland Gap et la chanson Let Me Fall sur des tempos un poil trop rapides, mais ça se justifie dans le cadre d’un enregistrement en public. La vedette reste la voix de Dan Tyminski. Il interprète God Fearing Heathen seul à la guitare. Il est formidable dans GOAT, Old Home Place des Dillards, Silence in the Brandy et The Boy Who Wouldn’t Hoe Corn qui est précédé d’une longue intro de dobro solo (plus de trois minutes). L’autre chanson tirée du répertoire d’AKUS est This Sad Song, une composition d’Alison Krauss et Alison Brown dont j’avais oublié l’existence et qu’il est très agréable de redécouvrir dans ce Live From the Ryman.
"The Winning Hand"
Lonesome River Band a aujourd’hui plus de quarante années d’existence. Le groupe a connu ses grands succès entre 1990 et 2000 avec les chanteurs Ronnie Bowman, Dan Tyminski et Don Rigsby. Depuis près d’un quart de siècle, le banjoïste Sammy Shelor, devenu le leader du groupe, maintient la formation sur le devant de la scène bluegrass. Le dernier album, Heyday paru en 2022 marquait un tournant. Huit titres étaient joués avec Brandon Rickman, guitariste et chanteur du groupe pendant 20 ans, et Barry Reed à la basse. Les quatre autres morceaux permettaient de découvrir les deux nouveaux membres de Lonesome River Band, le jeune mandoliniste Adam Miller et le bassiste Kameron Keller (ex Jr Sisk et Grasstowne, entre autres). Dans l’opération, Jesse Smathers est passé de la mandoline à la guitare. C’est avec cette nouvelle formation que les quatorze titres de The Winning Hand ont été enregistrés. Smathers et Miller se partagent les chants. Ni en solo ni en duo leurs voix ne rivalisent avec les riches heures passées du groupe. En revanche, les trios vocaux avec Sammy Shelor sont des modèles du genre et instrumentalement, c’est de très bon niveau. On connait l’excellent style Scruggs de Shelor (élu 5 fois banjoïste de l’année par IBMA), les qualités du fiddler Mike Hartgrove (dans le groupe depuis 2001 après avoir été membre de Quicksilver puis de IIIrd Tyme Out). Adam Miller est lui aussi un excellent soliste (Queen of Hearts) et Smathers est aussi à l’aise dans un blues (Near Mrs), un titre moderne (Hang Out for the Heartbreak) que dans solo inspiré du style de Tim Austin, guitariste originel et fondateur de Lonesome River Band (Nothin’ Comes To Mind). Lonesome River Band a heureusement renoncé à jouer avec un batteur, ce qui avait gâché plusieurs disques enregistrés il y a une dizaine d’années. Le son du groupe est fourni mais il est dommage que les arrangements ne soient pas plus créatifs, avec des interactions entre les instruments. Les solos s’enchainent de manière on ne peut plus classique. Côté répertoire, il y a trois reprises, That’s Why Trains are Lonesome (Blue Moon Rising), Brown Hill (Lost & Found) et Tom & Jerry (attribué à Tommy Jackson), seul instrumental de The Winning Hand. Parmi les autres chansons, c’est grâce à son texte humoristique que Hard Work pourrait connaître un beau succès. Le mélange bluegrass classique/countrygrass a longtemps fait la réputation de Lonesome River Band. Dans The Winning Hand, c’est le blues qui domine avec des titres classiques parmi lesquels on distinguera Blues of the Night et surtout Oh Darlin’. Lonesome River Band nous offre aussi des titres plus modernes comme Effingham County et Charlottesville sur une rythmique blues-rock.
"Lonesome State of Mind"
Lonesome State of Mind est le treizième album de Blue Highway en trente ans de carrière. Le précédent, Somewhere Far Away (Le Cri du Coyote 163), date d’il y a déjà cinq ans. Il faut dire que le système économique a changé pour le bluegrass comme pour d’autres genres musicaux. Les artistes sortent désormais essentiellement des chansons en "single". Dans le temps ç’aurait été des 45 tours, aujourd’hui c’est du téléchargement. C’est ce qu’a fait Blue Highway avec les chansons On The Roof of the World et Lonesome State of Mind parues successivement en 2022 puis The North Side en 2023. Toutes trois sont placées en tête du nouvel album, composé uniquement de créations des membres du groupe, comme c’est le cas depuis plusieurs disques. Lonesome State of Mind est tout à fait dans la continuité de l’œuvre de Blue Highway. La pochette rappelle d’ailleurs celle de It’s A Long, Long Road, leur premier disque. La formation est presque la même qu’à leurs débuts. Seul le dobroïste a changé. Rob Ickes semblait irremplaçable et pourtant, comme sur l’album précédent, Gary Hultman parvient à nous le faire oublier. Wayne Taylor interprète six des dix chansons, la plupart écrites par Tim Stafford. En plus de Lonesome State of Mind et du countrygrass On the Roof of the World qui se sont déjà hissés dans les cinq premières places des charts bluegrass, il chante notamment Soil and Soul, au rythme marqué, typique du style Blue Highway (et de l’écriture de Stafford, ici avec Thomm Jutz) et Randall Hayes, également assez moderne avec une intro de dobro dans le style de Jerry Douglas. Gary Hultman chante, pour la première fois sur un disque de Blue Highway, une autre composition de Stafford. Shawn Lane interprète trois compositions personnelles, le gospel Why Did I Wait So Long – une valse bien chantée mais quelconque, le bluesy Just Like Today et The North Side, tous deux très bien arrangés, Lane (mandoline) et Hultman se distinguant particulièrement. Quand on compare les disques de Blue Highway et Lonesome River Band, deux groupes majeurs du bluegrass depuis trente ans et plus, ce qui frappe, c’est la sophistication des arrangements chez Blue Highway, le dialogue permanent entre les musiciens alors que ceux de LRB se contentent de se succéder en solo. Le répertoire est complété par deux bons instrumentaux, Emerson composé par le banjoïste Jason Burleson en hommage à Bill Emerson, et Bull Moose écrit par Shawn Lane. Pas loin du niveau des meilleurs albums récents de Blue Highway, The Game et Somewhere Far Away.
"Through These Trees"
Through These Trees est le troisième album de Broken Compass Bluegrass en deux ans (dont un double disque en public). Ces jeunes gens (20 ans en moyenne) ne perdent pas de temps. Ceux qui ont vu le groupe sur scène l’été dernier à Craponne ou La Roche-sur-Foron auront sans doute retenu les joutes instrumentales entre Kyle Ledson et Django Ruckrich, deux musiciens qui excellent à la guitare comme à la mandoline. Ce qui surprendra peut-être dans Through These Trees est l’importance prise dans ces enregistrements en studio par le fiddle de Mei Lin Heirendt, sa complicité avec la mandoline lors de nombreux passages en duo. Dans le groupe, chacun interprète ses propres compositions. Kyle Ledson confirme toutes les qualités décelées dans son album solo Left It All Behind (Cri du cœur dans Le Cri du Coyote 168). Les quatre chansons qu’il a écrites coulent comme des évidences. Sa voix domine les arrangements. C’est de loin le meilleur chanteur du groupe. Try se prolonge sur sept minutes avec un dialogue guitare-mandoline et une intervention en solo du contrebassiste Sam Jacobs. Le seul reproche qu’on pourrait faire à Ledson est que The Alien Song, Try et Set In Stone ont des tempos similaires mais c’est sans importance dans un album où ces chansons sont intercalées avec les compositions des autres membres du groupe. Vocalement, Mei Lin manque de puissance à certains moments, de maturité (elle n’a que 18 ans) mais elle a un timbre agréable et c’est une formidable violoniste. Ses compositions sont aussi remarquables que celles de Ledson. Comme lui elle affectionne les tempos rapides, sauf pour le début de Discovering Me, plus lent mais dont le rythme s’accélère pendant la partie instrumentale. Mei Lin signe également le bon instrumental Circustown. Django Ruckrich a une voix très nasillarde, pas vraiment agréable. Comme Ringo Starr sur les albums des Beatles, il ne chante qu’un titre, Steel & Rust, et c’est bien comme ça. Partout sur l’album, comme ses camarades, il confirme ses qualités de musicien avec davantage de respect pour les mélodies que sur scène. Through These Trees pourrait de ce fait plaire aussi à ceux qui ont trop vite pris Broken Compass Bluegrass pour un jamgrass californien de plus.
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