"Decembering"
Trois albums enregistrés entre 1989 et 1994 avaient donné l’impression que Tony Furtado était le musicien qui pourrait, après Tony Trischka et Béla Fleck, laisser une œuvre marquante dans l’histoire du banjo bluegrass. Et puis, brutalement, au milieu des années 90, comme s’il jugeait avoir fait le tour de l’instrument, Furtado a délaissé le banjo pour la guitare slide… Il n’est réapparu que 20 ans plus tard, dans son dernier album studio, The Bell, en 2015. Présent mais pas plus en évidence que le dobro, la guitare ou le chant de Furtado. Decembering marque le grand retour du Tony Furtado banjoïste. Par sa technique, par ses mélodies, il reprend les choses là où il les avait laissées il y a près de 30 ans. C’est-à-dire en fait là où le banjo est resté. Car depuis les innovations, les œuvres créatives de Trischka, Fleck et Furtado, il n’y a sans doute que Jens Krüger qui ait proposé un univers nouveau pour l’instrument. Et ceux qui ont composé une œuvre instrumentale un tant soit peu conséquente se comptent sur les doigts d’une main : Noam Pikelny, Alison Brown, Bill Evans, Lluis Gomez en Europe (il me manque un doigt – j’ai forcément oublié quelqu’un). Parmi les huit compositions de Tony Furtado, on retrouve peu ses influences jazz (le début de Squirrelville), beaucoup plus son goût pour la musique celtique (Icebound, Greenheart, Moonshoes) et c’est toujours un fin mélodiste (Tina And Pete, Decembering). C’est au niveau des arrangements que Furtado a évolué. Il y a 30 ans, il se faisait accompagner par des musiciens bluegrass. Sur Decembering, on retrouve bien un fiddler (Luke Price), des mandolinistes (Matt Flinner et Mike Marshall) mais à la guitare (et au bouzouki), il a choisi John Doyle, un spécialiste de la musique irlandaise. Il y a aussi selon les morceaux un violoncelliste (Tristan Claridge), un claviériste-accordéoniste, un flûtiste et pas moins de trois batteurs. Il faut féliciter Furtado pour le choix des percussionnistes, toujours pertinents. Le meilleur exemple est le traditionnel Nimrod Hornpipe qu’on croirait accompagné d’un steel band caribéen. Un très beau titre sur lequel Furtado double banjo (essentiellement joué en single string) et banjo-cello, instrument dont il avait déjà joué sur deux titres de The Bell et qu’on retrouve dans une élégante interprétation de Here Comes The Sun de George Harrison, très respectueuse de la mélodie, et joliment soulignée par la guitare slide et l’accordéon (ce titre fait écho à une autre reprise des Beatles parue sur l’album Swamped de Tony, I Will, magnifiquement interprétée par la jeune Alison Krauss). Comme Béla Fleck avec My Bluegrass Heart, Tony Furtado n’a pas cédé à la facilité d’inclure des chansons. Decembering est entièrement instrumental et intéressant de bout en bout. Furtado alterne les moments calmes où le banjo est parfois seul ou presque et les passages intenses (Tiny Beast) pour lesquels il trouve l’équilibre idéal entre sept ou huit instruments, avec de nombreux duos ou trios (avec la flûte et le fiddle en particulier) sur les formidables rythmiques de John Doyle. Son jeu est toujours impressionnant : single string, jeu en accords (Decembering, Wag The Dog), style melodic qu’il affectionne particulièrement et forcément un peu de Scruggs, tout est beau et maîtrisé. Un joli retour.
"Shattered Grass"
En plus de vingt années de carrière, Hayseed Dixie s’est d’abord consacré aux reprises de titres de AC/DC, puis à d’autres groupes de hard rock et de rock mais a aussi rapidement intégré des compositions, essentiellement celles de son guitariste et chanteur Barley Scotch (c’est évidemment un pseudo, il s’appelle John Wheeler). Un premier album de titres originaux judicieusement intitulé No Covers, était paru en 2008. Pour Shattered Grass, les douze chansons ont été écrites par Wheeler. Elles sont plutôt bien arrangées, avec une mention spéciale au mandoliniste Hippy Joe Hymas et aux chœurs (Drinking Again, Poor Dog). Je trouve dommage que Wheeler ait pour ce disque complètement abandonné le fiddle qui aurait amené plus de variété, mais les compositions offrent par elles-mêmes un bel éventail de styles musicaux. If You’re Brave Enough est bluegrass/country. It Might As Well Be Me et White Wine sont des blues rock. She’s Out There Waiting For Me est le titre le plus rock avec ses riffs. Le rythme de Poor Dog est syncopé. Lady Of The Bog n’est pas loin du newgrass. Les thèmes ne surprendront pas les connaisseurs de Hayseed Dixie : les femmes (The Lingua Franca Of Love), l’alcool (Turning To Wine, Drinking Again), l’alcool et les femmes (It Might As Well Be Me). Mais il y a aussi une murder ballad à la Hayseed Dixie (Where Has Your Pretty Wife Been) et une réflexion sur la société américaine (It’s Hard To Be A Christian). C’est sympa, amusant, ça colle avec les textes de Wheeler, mais le ton est trop systématiquement celui de la parodie, notamment par la façon de chanter de Scotch Barley. A ses débuts, Hayseed Dixie était davantage dans la performance. Ils avaient des défis à relever quand il fallait reprendre des titres d’AC/DC sur des instruments bluegrass ou s’attaquer vocalement à Bohemian Rapsody de Queen, et cela nécessitait un certain sérieux. Aujourd’hui, Hayseed Dixie surfe sur son savoir-faire, a toujours des idées mais a réduit ses ambitions artistiques.
"Appalachian Hymns"
Chosen Road est un groupe de Virginie Occidentale formé en 2009 et spécialisé dans le gospel bluegrass. Appalachian Hymns est leur cinquième album. A l’époque de l’enregistrement, Chosen Road était composé de Jonathan Buckner (gtr), Zachary Arvis (mdo) et Tyler Robertson (bjo, bss), accompagnés en studio par Stephen Burwell qui fut pendant cinq ans le fiddler de Quicksilver et Corey Ferguson (voix de basse). Le classique Are You Washed In The Blood et son arrangement dynamique mené par le banjo est dans le style de Doyle Lawson & Quicksilver, référence en matière de gospel bluegrass. Pour le reste, à part l’instrumental Send The Light, Appalachian Hymns est un album très calme et il faut sans doute être soi-même pénétré par les textes pour l’apprécier pleinement. Chosen Road est pourtant un groupe plein de qualités. Les quartets a cappella How Beautiful Heaven Must Be et O What A Glad Day sont impeccables. Zachary Arvis est un bon chanteur et un mandoliniste délicat (Brethen We Have Met To Worship). On aimerait juste un peu moins de sobriété dans les arrangements (souvent guitare/fiddle), un peu plus du bon banjo de Robertson et d’entrain dans les chants. Tel quel, Appalachian Hymns est un bon album de gospel contemplatif.
Norman BLAKE
"Day By Day"
Je ne pense pas qu’on puisse considérer que Norman Blake soit une légende vivante mais c’est pour le moins un artiste accompli. Il a longtemps accompagné Johnny Cash, joué sur des albums importants de Dylan, Joan Baez, Steve Earle, John Hartford, Robert Plant & Alison Krauss. Il a été parmi les premiers maîtres du flatpicking bluegrass, avec un style personnel, alliant tradition et modernité. Il est aussi l’auteur de quelques classiques : Church Street Blues, Randall Collins, Ginseng Sullivan… Sa discographie compte une bonne vingtaine d’albums dont deux en duo avec Tony Rice. Day By Day est un album typique du style de Blake. Les tempos sont calmes. Il est seul au chant et à la guitare sur six titres. Il joue une composition instrumentale (Old Joe’s March) au banjo old time, et il est accompagné de son groupe, The Rising Fawn Ensemble (Nancy Blake et James Bryan), sur les deux dernières chansons. Day By Day est un album réservé aux fans. Blake n’a jamais été un interprète exceptionnel et aujourd’hui, sa voix témoigne de son âge (83 ans). Son accompagnement est riche et ses solos de bon goût, mais son jeu est plus simple qu’auparavant. Le répertoire allie compositions, traditionnels et reprises. J’ai bien aimé la mélodie de la chanson traditionnelle Montcalm & Wolfe.
"A Better Day A-Comin’"
Robin et Linda Williams se sont rencontrés il y a 50 ans et ont commencé à enregistrer en duo quelques années plus tard. A Better Day A-Comin’ est leur 24ème album, fidèle à ce qu’ils ont souvent enregistré : une majorité de compositions et quelques reprises avec des arrangements variés entre old time et country acoustique. Parmi les chansons écrites par le duo, ma préférée est la jolie mélodie de Jake & Jesus chantée par Robin sur fond d’orgue Hammond. Roses & Time et le folkgrass A Better Day A-Comin’ ont également des mélodies accrocheuses. Robin chante une surprenante adaptation de Tower Of Song (une chanson de Leonard Cohen qui parle de Hank Williams, ça ne se rate pas) accompagné par le banjo old time de Linda. Larry Shields est une bonne variation sur le thème de Frankie & Johnny. On retrouve de l’orgue et aussi l’harmonica de Robin sur Someday & Sometime, un des meilleurs titres du disque. Il y a quelques contributions de musiciens bluegrass (David McLaughlin, Patrick McAvinue, Mark Schatz) mais ce sont surtout les guitares qui dominent les arrangements souvent dépouillés. Les Williams poussent l’épure jusqu’à chanter a cappella le gospel Done Found My Lost Sheep. Un peu trop ambitieux pour des voix que l’âge commence à marquer mais qui restent agréables sur les autres titres dont l’atmosphère reflète souvent leur bonne humeur et leur enthousiasme.
"Poplar & Pine"
Caleb Bailey est un chanteur, guitariste et songwriter originaire de Virginie. Son premier album, Poplar & Pine, lui vaut une certaine notoriété car il est produit par Gaven Largent (ex-Blue Highway) qui joue aussi du dobro et du banjo, et a recueilli la participation de plusieurs autres musiciens connus : le fiddler Jason Barie (Quicksilver, Joe Mullins), le guitariste Caleb Cox (Nothin’ Fancy) et les mandolinistes Jonathan Dillon (Jr Sisk) et Nick Goad (Sideline). Poplar & Pine propose dix compositions de Bailey, plutôt contemporaines, avec une moitié de titres lents, ce qui est sans doute trop car Bailey n’est pas un excellent chanteur. Sa voix est assez terne et il est dommage qu’elle ne soit pas relevée par davantage d’harmonies vocales. Wayne Taylor vient amicalement chanter un couplet de United Flight 93 et la dynamique du morceau s’en trouve immédiatement boostée. Il y a une chanson que je trouve très réussie, Hard Cider. La mélodie fluide, le chant coulé et même le solo de guitare évoquent immanquablement Tony Rice. Parmi les autres titres, les plus dynamiques, Grim Reaper et The Ghost Of Eli Jones, sont ceux qui passent le mieux.
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