"Sideshow"
Cri du 💚
À l’âge de 19 ans, Emisunshine (de son vrai nom Emilie Sunshine Hamilton) a sorti son premier album bluegrass. Pas si impressionnant que ça dans un genre musical où les talents précoces sont légion. Ça l’est beaucoup plus quand on sait que c’est déjà son dixième disque (le neuvième avec son groupe The Rain)! Emisunshine s’est fait connaître par YouTube, a commencé à écrire des chansons (avec sa mère) et enregistrer des albums à 9 ans. Elle a interprété deux chansons dans un documentaire consacré à Elvis Presley (avec Emmylou Harris, Rosanne Cash et Alec Baldwin) ce qui lui a valu de chanter lors de la présentation du film au festival de Cannes en 2017. Elle a travaillé avec Tony Brown, joué au Grand Ole Opry et au Ryman, fait la première partie de Willie Nelson et Loretta Lynn, chanté en duo avec Jim Lauderdale, participé à des émissions de télévision (American Idol). Bref, à peine majeure et déjà un CV long comme le bras. Emilie est habituellement accompagnée de son père à la basse, de son frère à la mandoline, d’un batteur et parfois d’un guitariste. Elle-même joue du ukulélé. Les arrangements bluegrass de Sideshow apportent un relief inédit à ses chansons. Ils sont essentiellement dus à Justin Moses qui se multiplie au banjo, au dobro, à la guitare, au fiddle et à la mandoline (ceux qui l’ont vu cet hiver sur scène avec Béla Fleck ont pu apprécier ses talents de multi-instrumentiste). Le jeune prodige de la mandoline Wyatt Ellis (14 ans) et Addie Levy (fiddle, mandoline) qui remplace parfois le frère d’Emilie sur scène sont présents sur quelques chansons. Les treize titres de Sideshow ont été écrits par Emisunshine et sa mère Alisha, avec parfois la complicité de songwriters connus (Darrell Scott, Matraca Berg). The Boy I Never Loved, Ink & Paper et surtout Gold Digger sont des compositions typiquement bluegrass. Le dobro est magnifique dans Trojan Horse et White Dress. White Dress est superbement chanté en duo par Emisunshine et Cruz Contreras, leader du groupe americana The Black Lillies. C’est une chanson mélancolique, comme quatre autres dans Sideshow, toutes sublimées par la voix enchanteresse d’Emisunshine. Son vibrato vous fera immanquablement penser à Dolly Parton. Ses interprétations ont une sensibilité comparable à celles de Claire Lynch, Julianne Petersen ou Noah Wall, la chanteuse de The Barefoot Movement. En plus, Off The Rails, le délicat Scars & Wings, What’s The Best For Me et Hibiscus ont de très jolies mélodies. La voix d’Emilie va également très bien au blues (Pine Box) ou à des rythmes plus enlevés (Little Blackbird). Pour ne rien gâcher, les paroles, souvent émouvantes (Scars & Wings), valent la peine d’être comprises (Sideshow à propos de la vie d’un groupe sur la route). Ces dernières années, la notoriété d’Emisunshine n’était pas à la hauteur des espoirs qu’elle avait pu susciter à ses débuts malgré la qualité de sa voix et de son répertoire. Les arrangements bluegrass de Sideshow les mettent réellement mieux en valeur et mériteraient de lui valoir un succès plus important.
"Morning Shift"
Morning Shift est le dix-septième album des Steep Canyon Rangers (dont trois enregistrés avec le banjoïste et acteur Steve Martin). On pouvait craindre que le groupe pâtisse du départ de son meilleur chanteur, le guitariste Woody Platt, mais les Rangers ont évité les comparaisons en renouvelant leur style. Leur musique avait déjà évolué avec l’arrivée du multi-instrumentiste-batteur Mike Ashworth. Morning Shift ressemble presque autant à un disque de singer-songwriter qu’à un disque de bluegrass. Le choix de Darrell Scott comme producteur, la présence de sa guitare électrique sur quelques titres ne sont certainement pas étrangers au phénomène. Mais c’est également dû aux chansons et aux voix. Les Steep Canyon Rangers ont un répertoire très majoritairement original depuis les débuts du groupe, grâce aux compositions du banjoïste Graham Sharp et du contrebassiste Charles Humphrey III. Humphrey a quitté les Rangers en 2017 mais les Rangers ont trouvé un nouveau songwriter avec le nouveau guitariste Aaron Burdett (le remplaçant de Woody Platt) qui signe ou cosigne (avec Sharp) quatre chansons du nouvel album. La seule reprise du disque est Fare Thee Well, Carolina Gals de Robbie Fulks, archétype du storytelling americana. On est aussi dans l’ambiance songwriter avec la voix très posée de baryton de Sharp, particulièrement dans Second In Line, à l’atmosphère particulière, un des meilleurs titres du disque. Dans Birds of Ohio, sa voix fait même penser à Leonard Cohen. Ça continue dans le style songwriter avec les interprétations détachées du contrebassiste Barrett Smith dans Hominy Valley, assez rock, le blues Ghost of Glasgow et l’intense Morning Shift arrangé avec la guitare électrique, le banjo électrique, la mandoline pertinente de Mike Guggino et le fiddle puissant de Nicky Sanders. On retrouve banjo et guitare électriques dans le blues-rock Harvest Queen interprété par Burdett. C’est lui qui chante les titres les plus bluegrass de Morning Shift, sa composition Deep End (qui aurait pu se passer de batterie) et le gospel en quartet Above My Burdens. Le répertoire est complété par une jolie suite instrumentale écrite par Guggino et Sharp où ils jouent certains passages en trio avec Sanders. Un des bons titres d’un album qui ne manque pas de personnalité.
"The Next Mountain"
Rick Faris sera un des musiciens vedette du festival Bluegrass In La Roche en août prochain. L’occasion de revenir sur The Next Mountain, son second album solo qui n’avait pas été chroniqué à sa sortie. Rick Faris s’est fait connaître comme mandoliniste puis guitariste de Special Consensus dont il est resté membre pendant plus de onze ans. On l’a vu progresser comme chanteur au fil des albums. Il n’est pas étonnant qu’il ait choisi de se lancer en solo car il est aussi un songwriter prolifique. Son premier album, Breaking In Lonesome (Le Cri du Coyote 166), comptait onze compositions parmi les douze titres. Pour The Next Mountain, Faris a écrit ou coécrit les onze chansons et l’instrumental Dust On The Royal. Les deux albums sont assez similaires dans le style bluegrass contemporain. On retrouve Laura Orshaw (fiddle) et Harry Clark (mandoline) présents sur l’album précédent. Justin Moses est encore au banjo sur deux titres mais il laisse la place à Russ Carson sur les autres morceaux. Les chansons que je préfère sont placées en fin d’album. Ma favorite est même la toute dernière, Moonshine Song, un titre très rapide, dans un style plus classique que le reste du disque et qui a plus de relief grâce aux interventions des solistes. Dans le même style classique, Evil Hearted Woman bénéficie de l’accompagnement énergique des Travellin’ McCourys. See You On The Other Side ressemble beaucoup à She Took The Tennessee River que chantait Faris avec Special Consensus (c’est un des grands succès du groupe) et il bénéficie de la participation (vocale et instrumentale) de Sam Bush et Jason Carter. Rick Faris passe au dobro sur le gospel Can’t Build A Bridge To Glory et, comme dans Breaking In Lonesome, il a introduit un swing dans le répertoire (I’m Asking You Today), un des deux morceaux où Justin Moses est au banjo. Parmi les titres plus modernes qui constituent l’essentiel de l’album, il faut signaler What I’ve Learned. Rick Faris aurait cependant intérêt à davantage équilibrer ses albums entre le bluegrass contemporain qui semble avoir sa préférence et le bluegrass classique qui, à mon sens, lui convient mieux.
"The Good, The Bad & The Dreadful"
Les breaks instrumentaux sont un des fondamentaux de la musique bluegrass. Chaque soliste prend son tour, bien entendu dans les instrumentaux, mais aussi dans les chansons. Pour apporter de la variété, les musiciens jouent parfois en duo. Le duo banjo-violon est un arrangement classique des fiddle tunes mais toutes les combinaisons entre instruments sont possibles. A mon sens rien n’égale en naturel les duos de fiddle qui dégagent à la fois puissance et musicalité. Ce sont précisément les duos de fiddle qui font le charme de The Good, The Bad & The Dreadful, premier album du groupe canadien Happy Trails, Prospector (oui, c’est curieux cette virgule au milieu du nom du groupe). Les fiddlers Sarah Hamilton et Nathan Smith jouent les cinq instrumentaux de l’album en duo de bout en bout, soutenus par le picking en style Scruggs de Milan Zurawell, la guitare de Patrick Hamilton et la contrebasse de Nico Humby. Deux sont des classiques (Durang’s Hornpipe et Mississipi Sawyer), les autres des titres plus obscurs. C’est aussi gai, énergique et entrainant à souhait. Sarah Hamilton et Nathan Smith jouent également en duo sur les sept chansons mais il y a aussi quelques solos de banjo et de guitare. Et malheureusement il y a également les chants. Les cinq musiciens s’essaient au chant lead chacun son tour sans qu’aucun s’impose. Il faut sauver Bonaparte’s Retreat (dans la version de Pee Wee King). Le chant de Nathan Smith accentue le rythme de la chanson et sa voix est sympa. Patrick Hamilton apporte aussi de l’énergie à Old Black Choo Choo, c’est chanté à l’emporte-pièce mais les harmonies sont rigolotes. The Wind & Rain a le mérite d’être chanté en trio et j’aime bien la mélodie. Pour le reste on est en-dessous des qualités vocales requises pour dépasser le niveau d’un groupe régional. Laissez-vous tenter cependant par The Good, The Bad & The Dreadful si, comme moi, vous aimez les duos de violon.
The Fretliners est un quartet composé de Tom Knowlton (guitare), Dan Andree (fiddle), Sam Perkins (mandoline) et Taylor Shuck (contrebasse). Ils ont gagné en 2023 les concours de groupes de Telluride et Rocky Grass, ce qui est pour le moins gage de qualité. Comme ces concours couronnent souvent des groupes newgrass (Front Country, RapidGrass, Town Mountain entre autres) et que les Fretliners sont basés dans le Colorado, creuset de cette branche innovante du genre bluegrass, j’ai cru avoir affaire à une formation newgrass. Ils le sont un peu grâce aux excellents Dan Andree et Sam Perkins qui sont des solistes créatifs, mais le chanteur principal des Fretliners, Tom Knowlton, a une voix dans la lignée d’un Del McCoury, ce qui les rapproche du bluegrass classique, d’autant qu’une chanson comme The Bottle semble fort inspirée de Walls Of Time, le classique de Bill Monroe et Peter Rowan. Le blues cher à Bill Monroe est également très présent dans Suitcases & Heartaches, Ozark Memories et Lonesome Holler. Les dix chansons ont été écrites par les différents membres du groupe. Perkins signe le bon instrumental Mississipi Kite avec une grille qui associe subtilement accords majeurs et mineurs. Le répertoire est inégal mais tous les titres sont bien arrangés. Andree (qui a été membre des Henhouse Prowlers) et Perkins jouent des accompagnements toujours pertinents derrière le chanteur, notamment en duo dans Dreaming of the Dawn et Shadows of My Past, meilleures chansons de l’album avec Suitcases & Heartaches et Purple Flowers.
THE COUNTRY GENTLEMEN TRIBUTE BAND
"Yesterday And Tomorrow"
The Country Gentlemen Tribute Band a été créé par Bill Yates (ancien contrebassiste des Country Gentlemen) peu après le décès de Charlie Waller en 2004. Cette formation s’appuie essentiellement sur la voix de son guitariste, Mike Phipps, proche de celle de Waller. Leurs deux premiers albums ne comprenaient que des titres déjà enregistrés par les Country Gentlemen. Il n’y en a que quatre dans Yesterday & Tomorrow et c’est tant mieux car les reprises ne valent jamais les originaux. Teach Your Children, Sea of Heartbreak et God’s Coloring Book (seul titre chanté par le mandoliniste David Propst) sont moins dynamiques et pêchent par les harmonies vocales moins affirmées, moins précises. Pour le reste le groupe est allé chercher des titres que les Gentlemen auraient pu enregistrer: A Fool Such As I (Hank Snow), One Tin Soldier qui fut repris par plusieurs groupes bluegrass modernes des années 70 et une version instrumentale de Riders In The Sky que Lynwood Lunsford (ancien banjoïste de James King, Jimmy Martin et Lost & Found) joue dans le style de Bill Emerson. Le répertoire original tente aussi d’évoquer autant que possible les authentiques Gentlemen: rien que le titre Miner’s Child (écrit par Probst) évoque Mother of a Miner’s Child. Lunsford a composé Eddie’s Swing qui est une bonne évocation du style de Eddie Adcock. Mais il y a trop de chansons countrygrass avec énormément de dobro (l’ex-Quicksilver Darren Beachley ou Geoff Gay selon les titres) et dans lesquelles Phipps accentue le côté plaintif de sa voix au point que ses interprétations relèvent souvent plus de la parodie que de l’imitation. En bref, préférez les originaux.
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