"In Dreams I Go Back"
Seth Mulder & Midnight Run est un groupe de jeunes musiciens du Tennessee. Ils se sont pour la plupart connus par le cursus bluegrass de East Tennessee State University. In Dreams I Go Back est leur troisième album mais c’est le premier pour lequel le répertoire n’est pas constitué par une majorité de standards. Il comprend des compositions du mandoliniste Seth Mulder, quelques titres obscurs (bien choisis) tirés du passé et deux chansons de compositeurs contemporains réputés (Darren Nicholson & Mark Brinkman, Jerry Salley & Glenn Duncan). Midnight Run n’invente rien. Le groupe joue un bluegrass des plus classiques. La fraîcheur du répertoire et la qualité des chants font la réussite de l’album. J’ai adoré les mélodies accrocheuses et entêtantes de Your Love (une des compos de Mulder) et My, My, My. Le honky tonk One More Night est emmené par le banjo de Colton Power. Le trainsong Carolina Line et Back To The Carolinas sont d’autres titres dynamiques dans la grande tradition bluegrass. Ruby Ann est plus léger, un peu folk et très agréable. Mulder et le guitariste Ben Watlington ont écrit ensemble le gospel My God Will Set Me Free, chanté en quartet et accompagné par Colton Power à la guitare fingerpicking à la manière d’Earl Scruggs. Il y a quatre bons chanteurs dans la formation et tous les duos et trios sont superbes. Mulder et Watlington se partagent la plupart des chants lead. Tous deux ont un registre de tenor. La voix de Mulder évoque parfois celle de Dudley Connell. Ce sont aussi de bons musiciens. Seth Mulder s’affirme par un jeu dynamique et précis sur sa composition instrumentale Bull Head Swamp dans laquelle s’illustrent également Colton Power et le fiddler Nathan Aldridge. In Dreams I Go Back est un très bel album de bluegrass classique.
"Rare & Fine – Uncommon Tunes of Bill Monroe"
Mike Compton a été le mandoliniste de Nashville Bluegrass Band puis membre du groupe de John Hartford, il est venu à La Roche Bluegrass Festival l’été dernier avec son comparse Joe Newberry. Il a surtout la réputation d’être l’un des plus fins spécialistes du style de Bill Monroe. Non sans raison. Plus qu’une passion, le bluegrass est pour certains une obsession. Mike Compton a étudié et travaillé le style de Bill Monroe pendant des années dans les moindres détails. Devenu musicien à Nashville, il a rencontré d’autres passionnés qui possédaient des enregistrements anciens du père du bluegrass et il a commencé à les collectionner (sur des cassettes – c’était il y a bientôt 50 ans). Il en est venu ainsi à connaître des compositions de Bill Monroe qui ne figurent sur aucun de ses enregistrements studio. Il en a réuni douze dans Rare & Fine, accompagnés d’un treizième titre, Nippler Galley, dont Monroe disait qu’il provenait d’un pays étranger. Ces instrumentaux n’ont rien de compositions de deuxième choix. The Old Stagecoach, Trail Of Tears, California Forest Fire, Big Spring et Jemison Breakdown, typiques de l’écriture de Big Mon, ont de jolies mélodies qui auraient pu figurer sur n’importe quel album des Bluegrass Boys. Il est possible que, par leur ressemblance avec d’autres titres enregistrés par Monroe à l’époque où il les jouait, il ait fait le choix de ne pas les graver en studio. En plus de jouer le style de Monroe à la perfection, Compton a réalisé un travail d’orfèvre pour arranger les treize titres comme ce dernier aurait pu le faire. Il y a des duos ou trios de fiddles sur la moitié des morceaux, comme Monroe l’a pratiqué à partir du milieu des années 50. Les trois fiddles de Shad Cobb, Michael Cleveland et Laura Orshaw constituent même la base de l’arrangement de Mississipi River Blues. Ils sont formidables dans Trail Of Tears et Big Spring. L’énergie qu’ils dégagent est enthousiasmante. Les trois arrangements en duo de violons sont également très réussis. Dans Jemison Breakdown, Laura Orshaw montre qu’on peut aussi réaliser de très jolies choses avec un seul fiddle. Russ Carson, banjoïste de Ricky Skaggs, est un grand spécialiste du style Scruggs et il est présent sur presque tous les titres. Le guitariste Jeremy Stephens (du groupe High Fidelity) joue quelques solos, parfois inspirés du style de Monroe à la mandoline (Mississipi River Blues). Le seul arrangement qui se démarque est celui de Let’s Get Close Together Blues en duo guitare-mandoline. Selon moi, l’unique faute de goût dans ce disque est la vitesse supersonique à laquelle est joué Orange Blossom Breakdown (celle de titres de Monroe comme Roanoke ou Tall Timber) qui ne me paraît pas convenir à ce morceau, mais je suppose que c’est la même que celle à laquelle jouait Monroe sur les enregistrements retrouvés par Mike Compton. Un bien mince reproche pour cette œuvre inattendue, un quart de siècle après la disparition du père du bluegrass qui m’a procuré beaucoup de plaisir et devrait réjouir tous les amateurs de bluegrass.
"A Tribute To Bill Monroe"
Comme Mike Compton, les Infamous Stringdusters ont consacré un album à des compositions de Bill Monroe mais l’analogie s’arrête quasiment là. D’abord c’est un mini-album de 7 titres seulement. A l’opposé des inédits dénichés par Compton, tous les morceaux sont connus, voire très connus et 6 sont chantés alors que Compton n’a enregistré que des instrumentaux. Il y a une certaine ironie à ce que les Stringdusters reprennent le répertoire de Monroe car c’est un des rares groupes bluegrass de premier plan à ne pas compter de mandoliniste dans ses rangs. L’absence de mandoline n’est cependant pas un problème. On sait Chris Pandolfi (banjo), Andy Hall (dobro), Andy Falco (guitare), Jeremy Garrett (fiddle) et Travis Book (contrebasse) capables de beaucoup d’invention dans leurs arrangements. Ils sont relativement sobres ici, jouant un style moderne mais sans rupture avec la tradition bluegrass. Dans Sitting Alone In The Moonlight, Andy Hall utilise même des licks tout droit venus des années 50. Le titre que j’ai préféré est Old Dangerfield, le seul instrumental du disque car, encore une fois avec les Infamous Stringdusters, les chants ne sont pas à la hauteur des qualités instrumentales. Le groupe a pourtant fait l’effort d’arranger de nombreux passages à deux voix ou plus pour masquer la faiblesse du chant principal. C’est néanmoins insuffisant pour se satisfaire de standards (Toy Heart, My Sweet Blue Eyed Darling, Dark As The Night) dont on connaît des versions mieux interprétées. A choisir un album de reprises de chansons de Bill Monroe, je préfère revenir à The First Whippoorwill, enregistré il y a 37 ans par Peter Rowan.
"New Horizons"
Nous recevons aujourd’hui les albums des enfants de ceux que nous chroniquions jadis. Ça tient à la longévité du Cri du Coyote, rappelons-le né à une époque où on payait en francs. Mitterrand était Président, Chirac Premier Ministre, la musique s’écoutait sur des disques vinyles et des cassettes. Tous sont morts à ma connaissance et seul le vinyle est ressuscité Il y a une vingtaine d’années, j’avais eu entre les mains plusieurs albums de David Via (prononcez Vaï) qui était surtout un bon songwriter ayant travaillé notamment avec Ronnie Bowman et Tim O’Brien. Sans que je fasse le rapprochement, son fils Mason avait sorti en 2018 un album en duo avec Tom Mindte, le patron du label Patuxent Records (Le Cri du Coyote n° 158). La filiation est apparue depuis, avec la notoriété grandissante de Mason, recruté comme guitariste et chanteur du groupe Old Crow Medicine Show. New Horizons est son premier album solo après un EP 6 titres sorti en 2018. Mason Via a écrit les onze chansons. Il a une voix haut perchée, très agréable, juvénile (il ne fait pas ses 24 ans) qui s’adapte parfaitement à un répertoire varié, old time (Old Time Girl), blues (Poverty Line Blues), ballade voix-guitare (Ocean Blue) ou bluegrass (Gettin’ Gone, Great Big Wall et l’instrumental White Face – seul titre que Mason n’ait pas écrit). Il y a aussi une chanson de train (Love Train) et une chanson (à boire) festive (Yeah Beer). Colorado a une mélodie accrocheuse, une belle énergie et une superbe partie de fiddle de Sam Wiess (c’est mon titre préféré). L’aspect le plus original de New Horizons vient des rythmiques funk très bien rendues par les instruments acoustiques sur le bluegrass Big City (autre très bonne chanson), le cajun Mardi Gras Cajun et Trials. Ces trois titres ont une énergie communicative. En plus de toutes les qualités personnelles de Mason Via, New Horizons permet de découvrir ou confirmer les talents de jeunes musiciens formidables comme Tommy Maher (dobro) et Alex Genova (banjo) de Fireside Collective, Thomas Cassell (mandoline) de Circus #9, Nick Goad (h-vo) de Sideline, Cody Bauer (fiddle) et Ben Somerville (contrebasse). Sam Weiss et Jonah Horton (mandoline), adoubé par Curtis Vestal dans Bluegrass 2022 sont membres des Trailblazers, le groupe qui accompagne Mason Via depuis plusieurs années. Le bluegrass fait une belle cure de jouvence grâce à Mason Via.
"Solitary Diamond"
La violoniste Laura Orshaw est la nouvelle coqueluche du bluegrass traditionnel. Elle a fait ses classes aux côtés de Danny Paisley puis pendant deux ans au sein de Grasstowne, la formation menée par Alan Bibey. Après les avoir accompagnés sur deux albums, elle a intégré en 2020 les Po’ Ramblin’ Boys, qui figurent parmi les nouveaux hérauts du bluegrass classique. Laura était jusque récemment surtout connue comme violoniste mais les trois chansons qu’elle a interprétées sur leur dernier album étaient parmi les titres les plus réussis. Une bonne raison pour que Solitary Diamond, son premier disque pour un label, comprenne douze chansons qui mettent autant en valeur sa voix que son violon. Preuve de l’engouement qu’elle suscite, l’album et la chanson Hank sont rapidement montés en tête des charts de Bluegrass Unlimited. Sans contester la légitimité de ce succès, je ne suis pas personnellement très amateur du style vocal de Laura Orshaw. Elle a une énergie presque virile qui n’est pas ce que je recherche chez une chanteuse. Surtout, elle chante avec énormément de modulations, d’inflexions d’une note à l’autre dans la même syllabe. Je sais que c’est courant dans le style bluegrass/country mais elle en fait trop selon moi. Si mieux que moi, vous savez apprécier sa voix, vous aimerez cet album car Laura Orshaw est très bien accompagnée. Il y a un bon solo de mandoline de Casey Campbell dans Speak Your Heart. Les instruments les plus en vue sont le fiddle de Laura et surtout le banjo de Catherine BB Bowness (Mile Twelve) qui crépite sur tous les titres rapides. La chanson que je préfère est I Can’t Settle Down boosté par les trois fiddles de Laura, Jenee Fleenor et Brittany Haas (girl power !). The Band of Jesse James, Veins of Coal et Hank sont de bonnes chansons et Laura fait une très jolie adaptation en bluegrass de After You’ve Gone tiré du répertoire de George Jones.
"Livin’ Large"
Livin’ Large est un des meilleurs albums de la carrière de Donna Ulisse qui en a enregistré une douzaine en quinze ans. C’est la première fois qu’elle est accompagnée essentiellement par les membres de son groupe (Greg Davis – banjo, Mason Nolen – mandoline, Evan Winsor – basse). Jusque là, elle avait toujours fait appel à des vedettes des studios nashvilliens. La formation est complétée par Cody Kilby (guitare) et Stephen Burwell (fiddle). Livin’ Large est le troisième album de Donna produit par Doyle Lawson qui a pris sa retraite en tant qu’artiste mais qui reste actif dans le milieu bluegrass. Il comprend huit compositions de Donna et trois reprises, un gospel tiré du répertoire de Loretta Lynn et deux chansons écrites par Dean Dillon dont Appalachia Gotta Have You Feeling In My Bones qu’il avait enregistré au cours de sa courte carrière de chanteur country à la fin des années 80. C’est un titre enlevé, joyeux qui complète bien un choix de chansons variées. Il y a de jolies mélodies (Hard To Find The Good Here Anymore, Maggie Valley Home, Always Tomorrow). Comme souvent chez Donna Ulisse, les arrangements sont délicats. Le banjo de Greg Davis y est pour beaucoup. Les instruments se répondent de manière subtile dans The End Of Crazy. Un joli motif de guitare tout simple donne du caractère à Hard To Find… Livin’ Large In A Little Country Town est une chanson country bien arrangée en bluegrass, Dafodil une ballade dans le style de Claire Lynch. Mis à part Turn My Heart (coécrit par Donna et Doyle Lawson), chanson country sans banjo ni harmonie vocale, Livin’ Large est un bon disque de bluegrass contemporain, le titre le plus emblématique étant sans doute Gray Rock, Red Clay Land, placé en tête de l’album. Donna Ulisse est surtout réputée pour son songwriting. Elle a été élue plusieurs fois songwriter of the Year, sa composition I Am A Drifter a été sacrée chanson de l’année en 2017 par IBMA et elle a écrit un livre sur le songwriting. On oublie souvent qu’elle est aussi une chanteuse de grand talent (elle a débuté sa carrière comme choriste country). En 2022, elle a été élue chanteuse de l’année par SPBGMA. J’ai d’habitude beaucoup de réserves par rapport aux récompenses décernées par cette société de "préservation du bluegrass ". A l’écoute de Livin’ Large, je n’ai pas de doute que c’est un excellent choix.
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