jeudi 15 décembre 2022

Du Côté de chez Sam par Sam Pierre

 

L'actualité musicale est riche dans l'hexagone. J'ai choisi, pour cette édition spéciale Made in France de "Du Côté de chez Sam" de vous présenter les œuvres de six artistes que j'apprécie. Quatre viennent de Paris et sont plutôt anciens (ente 93 et 79 ans). Les deux autres, plus jeunes, vivent dans le Grand Est. 

 

Hugues AUFRAY

"Intégrale 1959-2020" 

D'abord, d'abord, y'a l'aîné. 93 ans depuis le mois d'août et toujours bon pied bon œil. Cette compilation de vingt-quatre disques va combler plus d'un de ses supporters de longue date. Plus de soixante ans que ce natif de Neuilly est sur le pont. Il fait partie de notre histoire, il a abordé tous les genres, depuis son groupe skiffle jusqu'à la variété (de qualité) sans jamais se renier. Nous avons tous des souvenirs, plus ou moins anciens. Dans ma mémoire revient Y'avait Fanny qui chantait, un titre que j'entendais et fredonnais sans même savoir le nom de son interprète. Je n'avais pas dix ans, j'habitais une ville de garnison et c'était la guerre d'Algérie. C'est sans doute pour cela que les paroles me touchaient (et me touchent toujours, si longtemps après). Et puis il y a eu les reprises de Bob Dylan que j'ai aimées (surtout La fille du nord, L'homme orchestre et Cauchemar psychomoteur) sans savoir que j'allais aimer Dylan. Ce fut ensuite Stewball (sur le même maxi 45 tours que Céline) que j'ai adoré sans savoir que j'allais adorer le folk américain. Quoi qu'il en soit, ce coffret regroupe tous les albums studio de Hugues, auxquels s'ajoutent trois disques de titres publiés en EP et 45 tours simples, ainsi que deux CD bonus, constitués essentiellement de duos et de reprises (de Guy Béart à Georges Brassens, en passant par Joe Dassin et Gérard Lenorman). Bien sûr, les esprits chagrins trouveront à redire. Pour certains, comme toute intégrale, elle n'est peut-être pas tout à fait exhaustive (j'ai personnellement détecté un titre absent: Je ne suis plus maître chez moi). Pour d'autres, c'est l'effort sur le son (remasterisation) qui n'a pas été suffisant. Ceux-là oublient qu'ils ont éprouvé du plaisir à écouter les chanson des premières années sur des vinyles qui craquaient ou sur des radios même pas FM. De même, à par la liste des titres et le nom des auteurs compositeurs, l'album (essentiellement consacré à des photos), ne comporte aucun détail. Qu'à cela ne tienne, cette intégrale ravira tous ceux qui avaient usé leurs vinyles. Et puis, 24 CD pour une centaine d'euros, c'est un cadeau!

 

Jean-Pierre KALFON

"Méfistofélange" 

Acteur et rocker, associé longtemps à son ami Jacques Higelin, Jean-Pierre Kalfon n'a "que" 84 ans. Il n'avait pas publié d'album depuis 1993 et Black Minestrone, son seul LP qu'il considère d'ailleurs comme un projet pas vraiment abouti (mais d'un grande qualité, à mon humble avis). Il a débuté au cinéma à la fin des années 50, a enregistré ses premiers disques au milieu des années 60, cultivant au fil des années son côté dandy, punk-rock avant l'heure, sombre et un peu inquiétant. Dès les premières notes, le doute, s'il y en avait un, est levé, nous avons affaire à un disque de rock, plutôt brûlant, où guitares et cuivres s'en donnent à cœur joie. Et c'est ainsi jusqu'au dernier titre, Train fantôme, seul moment calme avec guitare acoustique et violons. La chanson d'ouverture, Noire la nuit, partie de l'idée que les nuits sont moins vivantes de nos jours qu'il y a quelques années, a pris une résonance particulière avec le contexte de la guerre d'Ukraine: "À venir dans la nuit / Peut-être des tonnes de bombes / Militaires ces habits, plus d'abris / Mais des bombes mais des bombes". L'inspiration est là aussi pour Chope le cash "Derrière le CAC / 40 voleurs-scélérats / Qui bricolent au fond d'un sac / Te laissent baba". Tout cela pour dire que JPK, qui a écrit tous les textes, n'a jamais été autant en verve. Il en est de même pour sa voix dont il n'a jamais été aussi satisfait, en grande partie parce que l'album a été parfaitement produit et arrangé par sa bande de musiciens, ce qui n'était pas le cas pour Black Minestrone, enregistré sans véritables moyens. On retiendra les titres composés par Paul Ives (Partie de la party, Sextoy, Retour solo et Championne) et les deux totalement dus à Jean-Pierre, Costard et Gypsies Rock'n Roll Band (relecture d'un morceau déjà paru en 1983). La plupart des autres morceaux ont été composés par Hugo Indi et/ou Rurik Sallé, les guitaristes. Ce dernier est responsable du morceau titre, écrit pour Amy Winehouse, à qui l'album est dédié: "Amy t'as tout aimé / T'as tout brûlé / Ta vie amie / Transformée en ennemie / Tu es vite partie, tu évites le pire / L'ennui des jours / Des nuits d'amour sans avenir". Méfistofélange, moitié diable moitié ange, c'est un peu Jean-Pierre Kalfon, c'est un peu Amy Winehouse, mais c'est aussi chacun d'entre nous et, en tout cas, un album salutaire. 

 

Eddy MITCHELL

"Country Rock" 

Eddy Mitchell vient de fêter ses 80 ans. Avec cet album paru il y a un an, il démontre qu'il les porte bien. C'est le dernier disque avec son complice de toujours Pierre Papadiamandis (qui l'a co-produit avec Alain Artaud et a coécrit sept des douze titres). Ce dernier nous a en effet quittés en mars dernier. Comme à l'accoutumée, Schmoll s'est entouré des meilleurs. Côté américain, il y a Charlie McCoy, Bill Payne, Russ Hicks, Bernie Dresel. La France est bien représentée avec les fidèles Michel Gaucher, Michel Amsellem, Basile Leroux, Jean-Yves d'Angelo et les "nouveaux arrivants" Jean-Yves Lozac'h et Laurent Vernerey. Country Rock présente un parfait équilibre entre country à la française et rock, entre ballades (majoritaires) et morceaux plus rythmés comme Garde tes nerfs (coécrit avec Calogero) ou C'est la vie, fais la belle (reprise de You Never Can Tell), entre pedal steel et cuivres. On notera la chanson Un petit peu d'amour, dédiée à "plus qu'un ami, un demi-frère, presque un sosie", Johnny Hallyday. L'un des titres les plus forts est Droite dans ses bottes qui évoque avec pudeur un drame vécu par trop de femmes: "Il lui a volé l'enfance / Son sourire et son innocence / Ce monstre venu de la nuit / Mais droite dans ses bottes / Elle n'a plus peur / Ne craint personne". Country Rock confirme que Claude Moine est l'un des tous meilleurs paroliers de la chanson française de ce dernier demi-siècle. Et Eddy Mitchell chante toujours avec les mêmes conviction et passion, d'une voix intacte après soixante ans de carrière. Et j'ai peur qu'il ne soit pas exaucé quand il clôture l'album avec le swinguant Ne parle pas de moi: "ne parle pas de moi quand j' serai plus là".

 

Jacques & Thomas DUTRONC

"Dutronc & Dutronc" 

S'il est un disque qui arrive comme une évidence, c'est bien celui-ci, tellement père et fils ont plus en commun que le nom et la filiation. S'il n'est pas arrivé plus tôt, c'est parce que le moment n'était pas venu. La tournée des Vieilles Canailles, la mort de Johnny et la paresse légendaire de l'aîné (qui a quand même 79 ans) ont été autant d'obstacles à un projet qui devait mûrir dans la tête des deux artistes. Pour ce disque, Jacques à laissé sa guitare binaire et son Diddley-beat à la maison, laissant Thomas apporter sa touche jazz et swing. Mais d'autres pointures de la six cordes sont là, comme Fred Chapellier et Rocky Gresset. Père et fils chantent en duo sur la plupart des titres, Thomas se chargeant seul du seul le morceau de clôture (signé des deux Jacques, Lanzmann et Dutronc), À la vie, à l'amour. Il est d'ailleurs difficile parfois de savoir qui chante, tellement les timbres sont proches. L'album est composé de quatre titres de Jacques, quatre de Thomas, et cinq autres de Jacques. Si certaines chansons ont une sonorité plus moderne (comme Aragon), on reste la plupart du temps dans le domaine du rock, plus teinté de swing que dans les versions originales et l'on se réjouit à réentendre L'opportuniste, J'aime les filles, Gentleman cambrioleur, Le responsable, Et moi, et moi, et moi, Sur une nappe de restaurant, Il est cinq heures, Paris s'éveille (avec un solo de guitare de Rocky Gresset qui fait oublier la flûte de la version originale), ou Les Cactus. Loin de la nostalgie et du passéisme, les Dutronc nous offrent un disque réjouissant, plein de verve et de plaisir de jouer et chanter. 

 

FRASIAK

"Le tumulte des choses" 

Voici le septième album studio d'Éric Frasiak, si l'on excepte les deux consacrés à François Béranger. Le jour de ses 64 ans, disparaissait un autre de ses maîtres à chanter, le Vaudois Michel Bühler, avec qui il partageait le goût de la belle langue française mais aussi celui de la défense, sans violence, des belles causes. Frasiak ne peut pas être résumé à une étiquette mais il représente pour moi le folk de chez nous, comme un cousin de l'Américain Tom Paxton. Le verbe est fort mais jamais violent, sauf peut-être quand il évoque, dans des albums précédents, les cons qui, d'ailleurs, le sont trop pour se sentir visés. Ce côté folk est surtout sensible quand on le voit sur scène, en duo guitares. Mais sur le fond, tout est là. L'écologie, avec La colère de Greta, le COVID et toutes ses conséquences, avec Non-essentiels, Couvre-Feu, L'ennemi invisible, la défense animale avec Galgos, dédié à ces lévriers martyrisés pour le plaisir en Espagne. Il y a aussi une nouvelle chanson en forme de bilan, Ma jeunesse ("Ma jeunesse n'a pas d'âge mais ne se ride pas / Elle a fait le ménage sur ce qui compte ou pas"), une chanson d'amour (L'amour idiot) et puis l'humour auto-dérisoire de Trop de mots dans ma chansons (ou comment être sûr de ne pas être médiatisé) et Le trou de mémoire. Et puis il y a l'émotion de L'ordre des choses (aux amis partis…) et aussi Salut Frangin, chanson sans paroles, totalement solo, hommage bouleversant à son frère Romän, disparu en août dernier, à 70 ans. Côté reprises, il y a Léo Ferré et une superbe interprétation de La mémoire et la mer, où les guitares d'Éric se posent sur quelques cordes (violon et violoncelle) et un piano. Plus surprenante est celle de Rêver de Mylène Farmer avec juste les voix et la guitare acoustique de Frasiak et la pedal steel de Jean-Yves Lozac'h. Ce dernier est d'ailleurs présent sur huit des quinze titres de l'album. Le violoncelle de Patrick Leroux et l'accordéon du fidèle Canadien Steve Normandin sont également à l'honneur comme le sont les partenaires de scène Benoît Dangien (claviers), Philippe Gonnand (basses et clarinette) et Jean-Pierre Fara (guitare électrique). On note aussi un bel hommage à un petit festival marnais, Le Festival Grange: "Au début c'était rien qu'une grange / Où v'naient chanter deux ou trois copains / Et maint'nant c'est l'Festival Grange / Dans la vallée du P'tit Morin". Pour terminer, Au bercail constitue la chanson idéale pour boucler un concert (c'est ainsi que je l'ai découverte), à la manière de Ma plus belle histoire d'amour de Barbara. "Vous allez retourner à vos vies de mystère / Chacun de son côté retombe sur la terre / Dans le vent, la musique et les voix vont se perdre / De ces heures électriques plus que rosée dans l'herbe / Reviendra, les amis, le temps des retrouvailles / Déjà longue est la nuit, et je rentre au bercail". C'est la chanson idéale pour permettre à chaque musicien de prendre un dernier solo, de prolonger un peu le moment magique du concert. Éric y démontre ses qualités de guitariste (acoustique et électrique), comme dans d'autres titres et l'on sent son amour pour des géants comme David Gilmour, Neil Young, Jorma Kaukonen ou encore Mark Knopfler (cf. l'introduction de L'amour idiot). J'ai écrit géant? Frasiak est trop humble pour revendiquer ce qualificatif, mais il fait assurément partie des grands, toutes catégories confondues.

 

PROKOP

"Love Letters From Across The Street" 

Prokop Boutan est un artiste à part, un OVNI. Ce Strasbourgeois, élevé à Hull, avec des origines tchèques, est un passionné du folk traditionnel. Son 33 tours The Confinment Tapes avait d'ailleurs fait l'objet d'une chronique dans le Cri du Coyote (n° 168). En 2022, à l'heure où plus grand monde n'achète de disques, il nous gratifie d'un triple CD, chanté en Anglais, Love Letters From Across The Street, sur la pochette duquel son nom ne figure même pas au recto. Vingt-huit titres pour cent-sept minutes d'écoute, par loin de deux heures de plaisir. Chaque disque a un titre: The Backyard, The Sidewalk, The Pub, chacun commençant par If I Make It (#1, #2, et #3). Voici comment le songwriter présente son œuvre: "Love Letters From Across The Street est un ensemble de chansons que j’avais dans ma besace en arrivant d’Angleterre. Ce sont des lettres, des considérations que j’écrivais en pensant aux gens ou en regardant par la fenêtre au travers de la chaleur des pubs de Hull. Il me semblait donc difficile de les dissocier, c’était un ensemble cohérent". Dans une interview, il explique aussi que cette ville ouvrière où il a grandi est au confluent du folk social et du punk. On n'est jamais bien loin d'un Ewan MacColl, par exemple (quelques notes de Dirty Old Town peuvent par exemple être entendues au début de la chanson Love Letter), on a souvent l'impression d'être dans l'ambiance d'un pub anglais avec des arrangements dont la spontanéité est une force, liée aux conditions d'enregistrement: une bande de potes (The Bread Delivery Service) réunis dans un manoir autour de Prokop. Mais au-delà de ce joyeux désordre apparent, on se rend vite compte qu'on a affaire à un véritable auteur-compositeur, qui a beaucoup d'histoires à raconter (Rust On The Dew est le premier titre qui accroche immédiatement) sur des mélodies qui s'incrustent vite. On poursuit ce voyage improbable avec Le départ de Lyon (un instrumental) pour entendre The Call Of The Lorelei avant de rencontrer les marins de Whiskey & Tattoo. On croise aussi des personnages qui ont pour noms Old Joe et Lucille, on savoure l'enchaînement de Black Coffee & Whiskey et Cleveland Way et, si l'album se termine par Wind Of Boredom, il engendre tout sauf l'ennui. Le jour où je l'ai reçu, je l'ai écouté deux fois de suite sans une seconde de lassitude. Il y a comme un parfum de bricolage, on se demande d'où vient cette émotion que l'on ressent en l'écoutant. Bricoleur et magicien en même temps, Prokop a su insuffler une âme véritable qui imprègne les vingt-huit compositions. La liberté laissée aux musiciens, aux noms improbables (Santiag Bob, Sophy-Ann Pudwell, Jean-Banjo, John Eastwolf, Churchman, Mighty M, der Zauberer Matthäus Hoffmann) n'a pas été galvaudée mais utilisée comme le liant qui fait les grands disques. On sait d'où vient Prokop et, si l'on ne sait pas encore où il va, on peut parier qu'il ira loin. Il nous offre avec Love Letters From Across The Street un kaléidoscope de couleurs musicales qui défie les étiquettes et n'a pas fini de réjouir nos oreilles avides.

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