Le troubadour de Bar le Duc
Un nom, Frasiak, une chanson,
"Bar le Duc City blues", des CD aperçus dans les magasins barisiens,
voilà tout ce que je connaissais. Et, un matin de mars, je me suis décidé à
faire l'acquisition du coffret "Les albums 2003-2012", une décennie
parcourue en une semaine. Rien que les références à François Béranger m'avaient
conquis avant l'écoute, mais elles n'étaient que la clé qui ouvrait la porte
vers une œuvre riche, encore à explorer, vers un trésor bien caché de la
chanson française.
Tels sont les mots que j'avais
écrits le 5 avril 2013 sur le livre d'or du site web d'Éric Frasiak. Trois mois
après, j'ai poursuivi l'exploration, en particulier celle du dernier album de
l'artiste, "Chroniques" qui m'a donné envie de redonner vie à ce blog
en sommeil depuis de longs mois.
Frasiak vient des Ardennes, son
nom trahit ses origines polonaises, et il a eu, très jeune, envie d'écrire des
chansons. Une expérience parisienne dans les années 1980 l'avait éloigné d'un
milieu dont les figures imposées ne convenaient pas à son esprit libre, avant qu'il
ne pose ses valises dans la Meuse où l'envie de chanson lui est revenue. Ses
modèles ne sont pas pour rien Léo Ferré ou François Béranger, qui lui ont donné
envie de chanter ses propres mots. Car les mots sont importants, primordiaux
même, pour Éric, ce sont eux qu'il entend avant la mélodie. Ce sont eux qu'il a
envie de partager. Les mots d'Éric ont un sens mais il sait aussi les habiller,
se démarquant des courants dominants de la chanson française actuelle grâce à
un coup de plume d'une qualité devenue trop rare.
Son album n'a pas été baptisé par
hasard, parce qu'il nous propose quinze chroniques écrites pour la plupart par celui qui se révèle un observateur
avisé, qui s'imprègne du monde qui l'entoure mais sait aussi nous parler de
lui, de sa vie, de celle de ses proches, nous faire partager sans nous transformer en
voyeurs. Chaque titre a sa couleur musicale propre et si l'on veut chercher
l'unité de l'ensemble, au-delà de sa qualité sans moment de faiblesse, c'est
plus dans les textes. Douze titres sont des compositions originales. Léo Ferré
("Graine d'ananar") et François Béranger ("Ces mots terribles") sont
également à l'honneur, ainsi que Bernard Dimey qui a vu un de ses textes
("Ivrogne, pourquoi pas?") paré d'une nouvelle mélodie.
Le disque s'ouvre avec "M.
Boulot" inspiré par la mise à mort du monde ouvrier. Les références à
l'aciérie lorraine sont claires et il y a du Ferré dans une phrase comme
"On comptait tous un peu sur toi / Pour la bagnole, pour le loyer / Pour
boucler la fin des douze mois", le tout sur une mélodie qui évoque plutôt la
fête, l'ambiance des bals populaires, ce bel esprit de solidarité qui régnait
dans les cités ouvrières avant que la mondialisation et la finance folle ne
mette tout cela à mal.
Avec "J'traîne",
ballade nostalgique, Frasiak répond en quelque sorte à la question que tous les
parents posent à leurs enfants quand ceux-ci commencent à déployer leurs ailes.
C'est l'évocation des tournées, des lieux où le musiciens' est produit.
"J'traîne mon folk au fond des bars", et ailleurs, dans des prisons,
des appartements, à Bar le Duc, ou même quelque part dans le grand nord. Des
images qui défilent et évoquent tous ces lieux.
Puis c'est "Bebop, on est où
là?", chanson bâtie sur un jeu de mots, le moment rock de l'album avec
quelques accents jazzy dus aux saxophones de Philippe Gonnand.
L'hymne de Béranger, "Tous
ces mots terribles", bénéficie d'un traitement spécial. Vingt voix d'artistes
amis ont été enregistrées en des lieux et temps différents, juxtaposées, avec
ce qu'il faut d'accordéon (Steve Normandin) pour assurer le liant. Le résultat
est splendide et plein d'émotion tellement la présence du grand François est
sensible dans l'interprétation de chacun. Et les mots n'en ont que plus de
force.
"Ciudad Juarez" est un
des moments graves de l'album qui évoque un épisode tragique et peu médiatisé
de l'histoire récente du Mexique. Six Cents femmes assassinées depuis 1993 dans
"La ville qui tue les femmes" (titre du livre qui a inspiré la
chanson). Fort et poignant, avec une ambiance mariachi parfaitement adaptée.
Vient ensuite un moment de
légèreté, d'abord avec "De la pluie", chanson qui aurait pu être
écrite le mois dernier et qui traite de façon humoristique l'un des sujets de
conversation favoris des Français, la météo, En prime, les présentateurs et
présentatrices ont l'honneur d'être cités tour à tour. C'est ensuite "De
l'amour dans l'air", chanson thérapie contre la morosité de l'époque,
comme pour nous rappeler l'importance de ce sentiment dans la vie de chacun. L'ambiance
est tranquille, apaisante.
Bernard Dimey est un grand nom de
la chanson française, un parolier qui a écrit avec et pour quelques grands:
Aznavour, Ferrat, Reggiani, Gréco, Montand, Salvador... Éric a collé sa musique
sur le texte "Ivrogne, et pourquoi pas?", avec des arrangements qui
évoquent la fête et la nuit. Magnifique résultat! "Venez boire avec moi,
on s'ennuiera plus tard". Présentée ainsi, c'est une invitation à laquelle on ne peut que répondre
oui. Belle idée en tout cas de rendre hommage à ce magicien des mots, trop
oublié, à l'instar du grand Jean-Roger Caussimon.
"50/50", c'est le bilan
de l'homme arrivé au milieu de sa vie. 50 ans, un chiffre souvent en décalage
avec ce que l'on ressent, surtout lorsqu'on a une vie active. Et puis cette
question angoissante, "50/50, est-ce que j'ai réussi ma vie?" à
laquelle Frasiak répond "J'ai pas la belle tocante, celle dont parlait
l'autre abruti".
"Simplement différent"
est encore un grand moment, tout en sensibilité, qui sent le vécu. Frasiak
parle de quelque chose qu'il connait, soit par lui-même, soit pas quelqu'un qui
lui est très proche. Dans un monde où tout est formaté, il est difficile de ne
pas entrer dans le moule, de se sentir inadapté, différent, pour quelque raison
que ce soit. Les mots, qui décrivent quelque chose que chacun a plus ou moins
connu à un moment de sa vie, sonnent juste et le dialogue de toute beauté entre
violoncelle et bugle leur donne encore davantage de sens.
"Un Z à mon nom" est un
exercice de style à destination de tous ceux qui s'obstinent à orthographier
Fraziak le nom de l'auteur. Pour les mots, Éric me fait penser à Brassens avec
cet humour jubilatoire qu'il avait adopté pour écrire "Trompettes de la
renommée" ou "Le bulletin de santé", et l'on retrouve cette même
précision du mot, ce souci de l'artisan qui aime le travail bien fait. De Zazie
à Zorro, il a glissé pas mal de "z" dans le texte proférant des
menaces (auxquelles on ne croit guère) à l'encontre de ceux qui continueront à
écorcher son patronyme. Quant à l'ambiance musicale, elle est franchement slave
et, là encore, une invitation à la fête.
"Toquée Tokyo" est le
titre avec lequel j'ai eu le plus de mal. Il évoque nettement "Au pays des
merveilles de Juliet" d'Yves Simon mais, surtout, il sonne beaucoup moins
naturel que le reste de l'album. Certes, au fil des écoutes, je me suis laissé convaincre
par un riff de guitare, un son de batterie, mais aussi par le sax aux accents
jazz funky qui enjolive la fin du titre. Mais j'avoue ne pas être sensible au
texte qui s'apparente pour moi davantage à un exercice de style. D'ailleurs,
aux premières écoutes, c'est à ce moment-là que je me suis dit que le disque
était peut-être un peu long.
Mais le magicien Frasiak avait
gardé ses meilleurs tours dans le chapeau qui ne le quitte pas, terminant par
trois grands titres.
"Qu'est-ce que c'est
beau" repose sur texte plutôt simple et sans prétention, avec des vers
courts et sautillants. La mélodie est simple, elle aussi, mais il y a les voix!
D'abord celle(s) d'Éric qui réussit à sonner comme personne en France ne
l'avait fait depuis Claude Puterflam et son Système Crapoutchik. Et puis il y a
la voix d'une chanteuse lyrique (Angelika Leiser) qui vient se superposer sur
la fin du morceau et qui fait que le seul commentaire que l'on peut faire,
quand la mélodie se tait, c'est répéter le titre: qu'est-ce que c'est beau!
"La poésie", pour moi,
c'est un monument, une des plus belles réussites de la chanson française quand
elle veut s'habiller de rock, depuis bien longtemps. Un titre de plus de huit
minutes que je peux écouter plusieurs fois de suite sans m'en lasser. Je l'aime déjà, rien que pour la perception que Frasiak a de la poésie (c'est aussi la mienne). Chaque
vers est un régal, il y a derrière chaque mot bien plus que ce qu'on lit. Le
pouvoir évocateur est très fort, comme si chaque phrase était le début d'une
chanson que l'auteur n'avait pas eu le temps d'écrire. C'est un peu ce que
Dylan disait à propos de "Hard rain's a-gonna fall". "La
poésie", c'est un peu la "Tranche de vie" de Frasiak, au même
titre que "J'traîne" ou "50/50". Et Frasiak n'est jamais
meilleur que lorsqu'il parle de ce qu'il connait, de ce qu'il vit, lorsqu'il
parle de lui, en résumé. Il le fait avec pudeur, sans exhibitionnisme, mais
avec une sensibilité et un humanisme qui ne sont pas feints. "C'est mon
gosse dans son train qui s'en va pour la fac / Son avenir incertain, sa
jeunesse dans son sac": rien que pour ces deux vers, j'aurais déjà acheté le CD. Sur le plan musical, "La poésie" va crescendo,
l'émotion à fleur de peau. Un simple piano, une batterie, une guitare discrète,
une voix sensible, un violoncelle qui vient en remettre un couche. Et la voix
se tait, laissant la place aux guitares électriques, à deux solos habilement entremêlés
(enregistrés indépendamment l'un de l'autre). On se retrouve dans les années
1970 avec ces solos de guitare majestueusement hypnotiques, comme savaient nous
les offrir David Gilmour (évoqué dans la chanson), Mark Knopfler au beau temps
de Dire Straits mais aussi Jean-Michel Brézovar avec Ange (souvenez-vous de
"Au-delà du délire", par exemple). Pour ma part, je n'avais par ailleurs pas trouvé
un tel plaisir à écouter ce genre de duel de guitares sans ennui depuis l'époque de deux groupes qui me servent de référence: Wishbone Ash (groupe
anglais) et Heartsfield (groupe américain).
Le disque se termine avec une des
chansons fétiches de Léo Ferré, "Graine d'ananar", que Frasiak
évoquait déjà dans "J'traîne". La simplicité est de mise: une voix,
une guitare acoustique, une contrebasse. Et puis une flûte amie qui vient prendre
part à la fête, évoquant sa cousine de "Il est cinq heures, Paris
s'éveille". Conclusion parfaite pour un album qui n'est pas loin de
l'être.
J'ai beaucoup évoqué les mots
dans ce qui précède; J'aime cette façon d'écrire, avec des mots simples qui
portent déjà en eux la musique qui les portera ensuite, avec des phrases que
l'on comprend, sans jamais tomber dans la mièvrerie ou la facilité. J'aime le
côté constamment optimiste de l'album. Même les sujets graves ne laissent
jamais l'espoir à l'écart. Il y a aussi la voix, claire et sans maniérisme. Les
tics trop souvent de mise dans la nouvelle chanson française sont ici
heureusement absents. Frasiak se contente d'être lui-même, et c'est tellement
mieux ainsi!
Il faut aussi parler de la présentation du CD, dans son beau digipack, avec les textes et des illustrations figurant sur un poster aux allures de journal (j'avais évoqué dans ce blog, à ses débuts, l'album de David Kleiner "The News That's Fit To Sing" qui utilise la même formule). Plus que jamais, je reste un partisan convaincu du support physique pour la musique, et "Chroniques" me conforte dans mon opinion (même si les maniements répétés du poster ont tendance à le fragiliser).
À propos de journal, Éric Frasiak a récemment eu les honneurs du quotidien local, © L'Est Républicain:
Mais je voudrais aussi souligner
la richesse musicale de l'album. "Chroniques" est un disque qu'il
faut écouter, pas seulement entendre, qui regorge de richesses qui se dévoilent
au fil des écoutes, des petits détails, des petits trucs, de vraies
trouvailles. Ce sont des petites couches qui se superposent, quelques notes de
guitare électriques (comme dans "J'traîne" ou "50/50"), un
violoncelle, un theremin ("Simplement différent") et bien d'autres
choses encore qui démontrent qu'Éric Frasiak n'est pas seulement un auteur-compositeur
de talent: c'est aussi un metteur en sons de premier ordre. Chapeau bas,
Monsieur Frasiak!
superbe article sur Eric dont le succès est amplement mérité !! et j'ai découvert louis ville en me baladant sur ton blog : belle découverte ! merci - et j'ai vu qu'il passait à bar le duc début novembre ! y'a même pas une programmation de chanson comme ça à marseille -capitale culturelle !! veinards de meusiens ... j'essaie de partager de la chanson aussi ... mais j'écris nettement moins ... c'est là : http://coco.cabri.over-blog.com/
RépondreSupprimeret peut être à bientôt
30 ans après un de ses premiers concerts à Reims, j'ai "enfin" revu éric à Venelles et je relis ton texte où j'apprécie particulièrement ton analyse des musiques - excellentes ambiances de guitare - ce concert de venelles était un pur bonheur ! ... et maintenant j'attends ton article sur le nouveau disque "mon béranger" ... amitiés corinne
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