jeudi 28 juillet 2022

Bluegrass & Co. par Dominique Fosse

 

Peter ROWAN 

"Calling You From My Mountain" 

Au cours de sa longue carrière, Peter Rowan a rarement enregistré deux albums de suite dans le même style. Calling You From My Mountain est une exception puisqu’il succède à Carter Stanley’s Eyes (2018) déjà consacré au bluegrass classique. A 80 ans (il les a eus le 4 juillet dernier), Peter a sans doute envie de se livrer essentiellement au genre qui fut celui de ses débuts et le seul en fait vers lequel il soit régulièrement revenu. A la première écoute, j’ai cru qu’il avait gardé tous les musiciens du précédent album mais il ne reste en fait que Chris Henry (mandoline), entouré de Julian Pinelli (fiddle), Eric Thorin (basse) et Max Wareham (banjo). Contrairement à Carter Stanley’s Eyes (cf. Le Cri du Coyote 157), il y a une majorité de compositions de Peter dans Calling You From My Mountain. Mes préférées sont A Winning Hand et le très beau Dream Of Heaven dont les mélodies portent toutes deux l’écriture typique de Rowan, une délicatesse qui lui est propre. La voix de Peter se marie bien avec celle de Molly Tuttle dans From My Mountains. Molly se met au banjo clawhammer pour la charmante ballade The Red, The Blue And The White. Billy Strings est à la guitare sur deux titres mais j’ai davantage été impressionné par la sensibilité de l’accompagnement de Shawn Camp dans Dream Of Heaven. Parmi les reprises, Peter et son groupe livrent une bonne version du classique Little Joe. New York Town de Woody Guthrie s’adapte assez bien au bluegrass. Ils reprennent aussi Penitentiary Blues de Lightnin’ Hopkins. Évènement rare dans un disque de Peter Rowan, il y a deux instrumentaux, Come Along Jody du fiddler Tex Logan et Frog On The Lilly Pad que Bill Monroe a composé mais jamais enregistré. Le talent des musiciens de Peter justifie ce choix, comme celui de conclure la dernière plage, Freedom Trilogy, par une succession de solos. 

 

Allison de GROOT & Tatiana HARGREAVES 

"Hurricane Clarice" 

Hurricane Clarice est le second disque en duo de la banjoïste clawhammer Allison de Groot et de la violoniste Tatiana Hargreaves. On ne peut pas dire qu’elles caressent l’auditeur dans le sens du poil en choisissant pour premier titre The Banks Of Miramishi, une chanson traditionnelle canadienne (Allison est Canadienne) toute en dissonances avec un fiddle qui a les modulations d’un sitar. L’ensemble de l’album est cependant beaucoup moins âpre avec des instrumentaux rapides, énergiques comme le traditionnel Nancy Blevins, le joyeux Dead And Gone, interprétés de façon inventive et virtuose par les deux jeunes musiciennes. Tatiana joue souvent sur un violon à 5 cordes qui lui permet d’aller chercher des notes graves inhabituelles dans les airs old time. Le jeu à la fois rythmique et mélodique des deux musiciennes fait penser qu’elles sont quatre dans Brushy Fork On John’s Creek. Tout en respectant l’esprit old time, leurs compositions instrumentales sont plus sophistiquées, plus ambitieuses, tels Wellington (signée Allison) et surtout Hurricane Clarice de Tatiana, mélodique et délicate. Côté chansons, la voix de Tatiana est complètement dans la tradition appalachienne (alors qu’elle est originaire de l’Oregon). Il faut sans doute déjà être déjà bien imprégné de culture old time pour apprécier sa voix dans Each Season Changes You de Roy Acuff ou les harmonies serrées de The Road That’s Walked By Fools. Par contre, l’harmonie vocale d’Allison inventive, souvent surprenante et toujours juste dans I Would Not Live Always est tout à fait charmante. Elle m’évoque le groupe de folk flamand Laïs (qu’Allison ne connaît certainement pas malgré son patronyme d’origine belge ou hollandaise). Les deux musiciennes devraient travailler d’autres chansons dans ce style si elles veulent toucher un public plus large que les amateurs purs et durs de musique old time. Pas certain que ce soit leur but.

 

 Joe TROOP 

"Borrowed Time" 

Joe Troop s’est fait connaître comme chanteur et fiddler du groupe bluegrass Che Appalache (Le Cri du Coyote 164) qu’il a formé avec des musiciens argentins et mexicain et avec lequel il joue un ensemble de musiques métissées (le groupe est basé à Buenos Aires). De retour aux États-Unis pour cause de Covid, Joe Troop a composé et enregistré douze titres qu’il accompagne essentiellement au banjo dans son premier album solo, Borrowed Time. Il est capable de jouer du bluegrass classique (Love Along The Way) mais son jeu est souvent original, fréquemment inspiré du jazz (la chanson en espagnol Monte Oscuro, l’instrumental jazz-ragtime Django’s Palace joué en duo avec le bassiste They Boudreaux, son principal partenaire sur l’album). Borrowed Time est aussi varié que les disques de Che Appalache. Heaven On Earth est très influencé par la musique sud-américaine. Sevilla est un instrumental d’inspiration flamenco qui aurait pu être écrit par Béla Fleck et n’aurait pas déparé sur l’album Alegria du groupe espagnol Flamengrass (cf. Bluegrass & C° mars 2022). Joe joue de la guitare fingerpicking sur Red, White & Blues. Langues anglaise et espagnole sont parfois présentes dans la même chanson. Joe Troop est un artiste original jusque dans ses textes, avec des revendications environnementales et sociales marquées. Une chanson comme Horizon fait immanquablement penser à Pete Seeger. Joe parle d’injustice (The Rise of Dreama Caldwell, tiré d’une histoire vraie) et surtout d’immigration (le joli Hermano Migrante avec accordéon, Mercy For Migrants chanté en duo avec Abigail Washburn et accompagné par Béla Fleck au banjo – Joe est au fiddle sur ce titre). Pour ne rien gâcher, Joe Troop est un très bon interprète. Prisoniero, accompagné par la basse, des percussions et un jeu de banjo très original est magnifique. Tim O’Brien imprime toute sa personnalité en harmonie vocale sur le refrain de Love Along The Way (il est présent sur deux autres titres). L’originalité, les multiples talents et la sensibilité de Joe Troop font de Borrowed Time un très bel album.

 

Jaelee ROBERTS 

"Something You Didn’t Count On" 

Jaelee Roberts n’a que 20 ans et elle a remplacé en tant que chanteuse et guitariste Dale Ann Bradley dans le groupe Sister Sadie. Pas une mince affaire quand on sait que Sister Sadie a été élu 2 fois groupe vocal de l’année par IBMA et que Dale Ann elle-même a été sacrée 5 fois chanteuse de l’année. Les complotistes du milieu bluegrass (il y en a sûrement) vous diront que c’est parce qu’elle et la fille de Danny Roberts (mandoliniste des Grascals) et d’Andrea Roberts qui dirige une agence d’artistes bluegrass et fut il y a 30 ans membre de Petticoat Junction aux côtés de Gena Britt, la banjoïste de Sister Sadie. Il suffit d’écouter Something You Didn’t Count On, le premier album de Jaelee, pour comprendre qu’elle possède tout le talent nécessaire pour réussir avec Sister Sadie comme en solo. C’est une excellente chanteuse, au timbre plutôt neutre. Sa jolie voix peut faire penser à Amanda Smith sur les titres les plus doux (November, le gospel I Owe Him Everything) et à Cia Cherryholmes sur des chansons plus dynamiques (The Best Of Me). Elle a coécrit cinq des douze chansons, avec des partenaires aussi prestigieux que Molly Tuttle, Jerry Salley et Jon Weisberger. Parmi les reprises figurent Landslide de Fleetwood Mac dans une version proche de celle des Dixie Chicks. Jaelee y a Vince Gill pour partenaire vocal. Original ou repris, le répertoire est de bonne qualité. Jaelee est très bien accompagnée. Son producteur, Tim Surrett (Balsam Range) est à la contrebasse et au dobro sur trois titres. Les autres musiciens sont Kristin Scott Benson, banjoïste des Grascals, Alan Bibey, mandoliniste de Grasstowne, Jimmy Mattingly qui fut le premier fiddler des Grascals mais fait surtout carrière auprès de vedettes country, et Tony Wray, moins connu (il joue dans le groupe Blue Mafia) mais excellent guitariste. Les harmonies vocales sont aussi superbes. Jaelee double sa voix sur quatre chansons. Sur les autres, on trouve Kenny et Amanda Smith ou Paul et Kelsi Harrigill (ex-Flatt Lonesome). La musique de Jaelee Roberts est ce qu’on appelle du bluegrass contemporain, du bluegrass classique avec des sonorités modernes. Le picking de banjo est presque toujours en avant, même dans les ballades (Lie To Me, The Beginning Was The End), ce qui est plutôt rare chez les chanteuses bluegrass. La rythmique de Think Again est plus sophistiquée. Les musiciens se montrent inventifs dans leurs courtes interventions et finissent par se lâcher à la fin de la reprise de Luxury Liner (Gram Parsons) qui clôt cet excellent premier album. 

 

Cheryl CAWOOD 

"Bullet In The Cabin Wall"  

La langue anglaise qui aime la concision traduit auteur-compositeur-interprète par singer songwriter. Dans le cas de Cheryl Cawood, il est un terme encore plus court et approprié: storyteller. Chacune de ses chansons raconte une histoire. De famille surtout, de guerre du whisky, d’injustice, d’exode rural aussi. Il livre beaucoup d’histoire personnelle ou familiale (Daddy’s Home Town) dans ces chansons qui ont pour décor un coin perdu du Kentucky "a hundred miles from the sound of any train". L’interprétation de Cheryl Cawood touche par sa sincérité, son authenticité. Sa diction, son phrasé rendent très compréhensibles tous les textes (le prérequis est quand même de comprendre l’anglais). Son producteur Jack Saunders joue de presque tous les instruments (mandoline, guitares, banjo, basse) sauf le fiddle (Eleanor Whitmore). Il a recours épisodiquement à un batteur et un pianiste. Les arrangements sont proches du bluegrass et du old time (ça coule de source quand on chante le Kentucky). Quatre titres ont un traitement plus country. Bullet In The Cabin Wall et Ballad Of Spade Cooley sont les plus belles chansons du disque. Parmi les deux reprises, j’aime beaucoup l’arrangement de L & N Don’t Stop Here Anymore avec ses percussions et son banjo entêtant. Cheryl Cawood y montre un réel talent d’interprète.

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