mercredi 6 juillet 2022

Bluegrass & Co. par Dominique Fosse

 

Molly TUTTLE & GOLDEN HIGHWAY 

"Crooked Tree" 

Après Rise en 2018 (Le Cri du Coyote 156), un premier EP où elle jouait un bluegrass moderne largement ouvert à d’autres cultures musicales, Molly Tuttle avait enregistré deux disques sans rapport aucun avec le bluegrass qui avaient fait craindre qu’elle délaisse désormais le genre musical qui l’a fait connaître (au sein du groupe familial The Tuttles) et consacrée (élue guitariste de l’année par IBMA en 2017 et 2018). Les précédents de ces surdoués qui se sont tournés vers d’autres musiques après des débuts triomphants dans le bluegrass sont nombreux: Mark O’Connor, Béla Fleck, Tony Furtado, Sarah Jarosz, Sara WatkinsDavid Grisman et Marty Stuart si on veut remonter plus loin. Au grand bonheur des amateurs de bluegrass, Molly ne suit pas cette voie et revient à ses premières amours avec l’album Crooked Tree. Elle a coécrit toutes les chansons, la plupart avec Ketch Sekor (Old Crow Medicine Show), quatre avec Melody Walker et les deux dernières avec Becky Buller et Mark Simos. J’ai été surpris par la simplicité de plusieurs compositions aux structures et mélodies très classiques alors que Molly a montré ces dernières années des aspirations (et une inspiration) modernes. Parmi les titres écrits avec Sekor, Flatland Girl, Over The Line et Nashville Mess Around – tous des tempos rapides – ont une mélodie on ne peut plus standard. Molly les chante bien, même si ce bluegrass classique convient mieux à des chanteuses comme Rhonda Vincent ou Tina Adair. La valse San Francisco Blues est tout aussi simple mais le duo vocal avec Dan Tyminski fonctionne bien. Goodbye Girl, caractéristique du style enthousiaste de Becky Buller, et qui a une mélodie également assez basique, va bien à la voix de Molly. Big Backyard est un titre joyeux accompagné par Old Crow Medicine Show. Crooked Tree, tout en douceur, et Castilleja (avec de jolis couplets) sont plus sophistiqués. L’approche vocale et l’accompagnement de guitare dans She’ll Change sont dans le style de Tony Rice. Dooley’s Farm est un blues lugubre chanté en duo avec Billy Strings, bien arrangé autour de la guitare de Molly. C’est une bonne chanson qui irait également très bien au duo Robert Plant - Alison Krauss. Les deux chansons que j’ai préférées ont été écrites avec Melody Walker. Dans The River Knows, Molly joue de la guitare dans son style inspiré du clawhammer qui donne à ce titre un air de famille avec Little Sadie et Shady Grove. Enfin, la complicité de Molly et Gillian Welch transpire dans les chants de Side Saddle, hymne féministe enthousiaste et réjouissant. Si le répertoire manque parfois d’originalité, il n’y a rien à redire quant aux performances instrumentales, toutes brillantes. La guitare de Molly est partout et ravira les amateurs de flatpicking bluegrass. De son groupe, Golden Highway, seul Dominic Leslie (mandoline) est largement présent sur l’album. Les autres principaux partenaires de Molly sont Jerry Douglas (dobro) qui coproduit l’album avec elle, Jason Carter et Christian Sedelmyer (fiddle), Mike Bub (contrebasse) et Ron Block (banjo), tous excellents.

 

The INFAMOUS STRINGDUSTERS 

"Toward The Fray" 

La pandémie semble avoir massivement incité les artistes bluegrass à nourrir leurs chansons de préoccupations environnementales, sociales, existentielles ou politiques, eux qui se sont souvent contentés de parler d’amour, de famille, de trains et de meurtres au bord de la rivière. Rien qu’à la pochette de leur douzième album, Toward The Fray (une petite fille portant un masque à gaz et tenant son ours en peluche dans un décor post apocalyptique), on peut deviner que c’est aussi le cas des Infamous Stringdusters, ce que confirment les textes de Means To An End, Til I’m Satisfied ou I’m Not Alone. Quant à la chanson Toward The Fray, elle est ouvertement inspirée par la mort de George Floyd qui a donné naissance au mouvement Black Lives Matter. Pour le reste, Toward The Fray est un album typique des Infamous Stringdusters, avec leurs qualités et leurs défauts. Côté qualités, l’excellence instrumentale d'Andy Hall (dobro), Jeremy Garrett (fiddle), Andy Falco (guitare) et Chris Pandolfi (banjo) et des arrangements modernes, travaillés avec une belle recherche sur la complémentarité des instruments. Le principal défaut du groupe reste les chants. Non que Hall, Falco, Garrett et Travis Book (contrebassa) soient de mauvais chanteurs mais ils ne sont pas au niveau de leur talent de musiciens. Plusieurs chansons ont un couplet bluegrass assez classique et un refrain newgrass. Hall et Garrett manquent de puissance (ou de technique vocale) sur les refrains. C’est sur I Didn’t Know que Garrett est le meilleur, peut-être parce que le titre est soutenu par une batterie. La voix douce de Travis Book est sans doute la plus plaisante parmi les Stringdusters. Elle convient surtout à des ballades comme I’m Not Alone ou How Do You Know qui ne constituent pas l’essentiel du répertoire du groupe. Sans partie chantée, l’instrumental Revolution est évidemment une réussite. Means To An End et Pearl Of Carolina font également partie des bons titres de Toward The Fray

 

 YONDER MOUNTAIN STRING BAND

"Get Yourself Outside"  

Yonder Mountain String Band a un nouveau mandoliniste, Nick Piccininni, et il est tout aussi excellent que ses prédécesseurs, Jeff Austin et Jacob Joliff, comme en témoignent son instrumental Out Of The Pan, son intro sur I Just Can’t et ses nombreux solos sur les onze titres de Get Yourself Outside. C’est sans doute aujourd’hui le musicien du groupe qui le tire le plus vers le newgrass. Comme de nombreux jam bands, YMSB a des influences rock/newgrass mais, dans ses albums studio, il conserve une base marquée par le bluegrass classique de ses débuts. Il y a même deux folkgrass. If Only, chanté par le guitariste Adam Aijala, est dynamisé par le duo de fiddles de Piccininni et Allie Kral. No Leg Left, interprété par Piccininni est intime mais intense avec encore une jolie prestation de Allie Kral. Comme dans beaucoup d’autres titres, les harmonies vocales (Aijala, Kaufman et Piccininni) sont très réussies. Parmi les meilleures chansons de l’album, la valse blues Small House repose sur un motif de guitare répétitif. Elle doit aussi beaucoup au talent de Nick Piccininni qui la chante et l’accompagne au dobro. Mon titre préféré est Broken Records du contrebassiste Ben Kaufmann. C’est un morceau à part dans l’album par son rythme chaloupé, le phrasé et la voix de Kaufman, Broken Records ressemble à un tube oublié de Steely Dan – ce qui nous emmène bien loin du bluegrass et même du newgrass. Il faut aussi citer le newgrass rapide Into The Fire avec encore un bon duo vocal de Aijala et Piccininni et Change Of Heart, joliment interprété par Allie Kral. Deux chansons par le banjoïste Dave Johnston et un semi-newgrass de Piccininni m’ont moins intéressé, question de voix ou d’écriture, mais partout, les cinq musiciens sont remarquables. Si vous ne connaissez pas encore cette formation créée en 1998, Get Yourself Outside est une bonne porte d’entrée pour découvrir Yonder Mountain String Band.

Aoife O'DONOVAN

"Age Of Apathy" 

Elle n’a pas la voix la plus puissante, elle n’atteint pas des tessitures stratosphériques, elle n’a pas un timbre naturellement émouvant mais Aoife O’Donovan est une chanteuse extraordinaire. Elle passe avec la même justesse, avec la même perfection du murmure, de la confidence à l’aigu le plus limpide. Elle sait tout faire. L’émotion transpire à chaque note. Ce talent, je l’avais jusqu’à présent beaucoup plus apprécié par les groupes dont Aoife a été membre (Crooked Still, I’m With Her) et ses nombreuses collaborations à divers projets que dans ses propres albums. Age Of Apathy me semble plus réussi que ses disques précédents. Aoife a composé les onze chansons. On reste dans l’univers folk moderne de ses précédents albums (Aoife a écrit Age Of Apathy avec Joni Mitchell – deux autres titres avec Tim O’Brien et son producteur Joe Henry). Les claviers et les guitares dominent les arrangements. Parmi les chansons les plus réussies, Sister Starling, Phoenix, et à moindre titre Lucky Star m'évoquent Shawn Colvin (et particulièrement l’album A Few Small Repairs). Dans Elevators, on sent aussi l’influence de Sarah Jarosz. J’aime beaucoup Passengers, titre le plus pop et sans doute le plus « grand public » avec ses guitares électriques. Gallahad, B 61 et Town Of Mercy sont d’autres chansons qui vous feront irrémédiablement tomber sous le charme de la voix d’Aoife O’Donovan.

 

EDGAR LOUDERMILK BAND 

"The Dark Side Of Lonesome" 

Edgar Loudermilk s’est fait connaître comme songwriter et contrebassiste de plusieurs groupes importants, notamment IIIrd Tyme Out de 2006 à 2013. Il a en parallèle enregistré plusieurs albums solo et finalement formé son propre groupe en 2015. The Dark Side Of Lonesome est le second disque de cette formation. Edgar Loudermilk Band joue un bon bluegrass classique. Zack Autry (mandoline – fils de Jeff Autry qui fut un temps guitariste du groupe) et Curtis Bumgarner (banjo) sont de bons musiciens et se mettent fréquemment en évidence, notamment sur For The Likes Of You, un des titres écrits par Loudermilk, et le classique John Henry. Ils reçoivent sur certaines chansons le renfort de Michael Cleveland ou Hunter Berry (fiddle) et Jeff Partin (dobro). Le répertoire associe compositions de Loudermilk et Zack Autry et reprises. I Hope She Sings et I’ll Put The Blame On You sont les titres les plus remarquables. I’m Going Home et Lost Cause Loving You semblent sortir tout droit des fifties. Pas mal de qualités donc, mais l’appréciation de cet album dépend surtout de celle que vous aurez de la voix d’Edgar Loudermilk. Il a un timbre dur, une voix un peu étranglée qui passe plus ou moins bien selon les chansons. Personnellement, j’ai un peu de mal avec ce type de voix. Elle convient mieux à un blues comme For The Likes Of You qu’à Movin’ Train, pourtant choisi pour ouvrir l’album. Ma chanson préférée du disque est d’ailleurs The Queen Of Laramie, une composition de Tim Stafford et Zack Autry, et c’est un des deux titres qu’interprète ce dernier sur l’album.

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