mardi 25 octobre 2022

Collector Album par Romain Decoret

 

 COLLECTOR ALBUM 
 

John PRINE

"Pink Cadillac" (1979)

 (Elektra Asylum, puis Oh Boy Records en 1989)

Produit par Sam Phillips, Knox & Jerry Phillips.

Studios Phillips Recording, 639 Madison Avenue, Memphis TN

Face A: Chinatown, Automobile, Killing The Blues (Roly Salley), No Name Girl (Billy Lee Riley/Jack Clement), Saïgon

Face B: This Cold War With You (Floyd Tillman), Baby Let’s Play House (Arthur Gunter), Down By The Side Of The Road, How Lucky (Can One Man Get), Ubangi Stomp (Charles Underwood/Warren Smith

 

Paradoxalement, il y a des disques ignorés au moment de leur sortie qui deviennent ensuite des classiques, spécialement quand l’artiste est authentique et n’essaye pas de se glorifier. c’est le cas avec Pink Cadillac, sixième œuvre de John Prine. Né au nord,dans l’Illinois, de parents venus du Kentucky, souvent comparé à Dylan, il a signé là son propre Memphis Skyline. Le sud n’est pas qu’une suite d’états géographiques, c’est un état d’esprit. Après un premier disque en 71, célébré par Kris Kristofferson et Dylan lui-même, John Prine avait abordé le bluegrass et Hank Williams, mixés avec des chansons contre la guerre au Vietnam. Son quatrième disque avait été produit par Steve Cropper et le cinquième par Steve Goodman contenait If You Don’t Want My Love, une chanson coécrite avec Phil Spector. Il s’installa ensuite à Nashville. 

 

CHANGEMENT

En 78, comme il le dit dans le livre de Peter Guralnick sur Sam Phillips : "Je voulais sortir de ma réputation folk et enregistrer en me concentrant sur le rythme. Les textes ne suffisaient pas. Tous les producteurs à qui j’en parlais me croyaient dingue. "Pourquoi veux tu jouer du hillbilly?". J’avais écrit Automobile d’après That’s All Right par Elvis Presley. Quand je leur chantais cette chanson, ils étaient prêts à me faire interner. Mais pour moi, c’était une leçon: valoriser ce qui est à la fois direct, fragile et brut, c’est l’art réel". Après avoir travaillé plusieurs mois avec Cowboy Jack Clement à Nashville pour trouver son propre son et le feeling, John Prine entra en contact avec Knox et Jerry Phillips dans le Phillips Recording Studio à Memphis, Tennessee.

 

639 MADISON AVENUE

John Prine a toujours eu de bons guitaristes avec lui, par exemple Arlen Roth. À Memphis, il était avec John Burns, Leo LeBlanc et Jerry Phillips. Les séances étaient fun, parfois même un peu plus fun qu’il n’est strictement légal, avec un son rockabilly-roots totalement à l’antithèse de ce que John Prine avait enregistré jusque-là. Ils invitèrent même Billy Lee Riley, le créateur de Flying Saucers Rock’n’Roll pour tenir la guitare acoustique et John Prine enregistra No Name Girl, que Riley composa et chanta avec lui. Ils reprirent Killing The Blues un rockabilly moderne de Roly Salley, bassiste de Chris Isaak, This Cold War With You classique country de Floyd Tillman et Ubangi Stomp de Warren Smith. Puis les compositions originales de John Prine: Chinatown, Automobile, Down By The Side Of The Road.

 

SAM PHILLIPS

Knox Phillips sentait dans la texture de la voix une qualité authentique qui pourrait réellement intéresser Sam Phillips. Suivant les versions, Knox & Jerry l’invitèrent, alors que d’après John, il passa en voiture en allant à la banque et s’arrêta au studio. C’était la première fois que Prine rencontrait le légendaire producteur qui avait découvert Howlin’ Wolf, Ike Turner, Elvis, Johnny Cash, Carl Perkins, Roy Orbison et Jerry Lee Lewis. "Sam s’est assis à la console et quand il me parlait c’était avec le slap-back écho sur l’interphone. Je me sentais comme Moïse quand le buisson ardent s’adresse à lui sur la montagne". A l’époque (1979) Sam Phillips s’occupait de ses stations de radio et n’avait rien enregistré depuis plus de dix ans, cette séance allait d’ailleurs rester la dernière qu’il produisit. Quoi qu’il en fut, ils travaillèrent toute la nuit jusqu’au lendemain midi.

 

HOW LUCKY CAN ONE MAN GET

D’abord Sam demanda à John de jouer les chansons qui pourraient l’intéresser. Après plusieurs titres, ils jouèrent How Lucky Can One Man Get. Sam approuva et expliqua au groupe qu’ils devaient accompagner Prine comme s’ils marchaient dans la rue et serraient la main d’un ami. Après plusieurs prises, il déclara qu’il avait la version définitive, avec l’atmosphère qu’il envisionnait : "C’est bien, vraiment bien mais passons à quelque chose de différent, avec du punch".

 

SAIGON

La chanson à laquelle il se référait était Saigon, une compo de Prine sur un vétéran du Vietnam, victime du syndrome post-traumatique ("Les parasites radio dans mon grenier sont prêts à exploser"). Ils la jouèrent full-speed mais perdaient le contrôle chaque fois qu’ils pensaient la tenir. Sam leur dit de réduire le tempo de moitié et ils pourraient s’entendre sans utiliser les écouteurs. "OK, maintenant deux fois plus lent". Là, c’était tellement lent qu’ils en avaient mal. C’est à ce moment que Sam leur dit "Maintenant, pouvez-vous y ajouter du sexxx? Avec un peu de soul?". John dit que c’est à ce moment que ses yeux se sont mis à briller : "Il nous a hypnotisés, le feu dans ses yeux, les mouvements de ses mains, il ressemblait à un prêcheur. J’aurais sauté du pont de l’Arkansas s’il me l’avait demandé pour rendre la chanson meilleure. Il s’est levé toujours en agitant ses mains et a mis l’ampli de John Burns dans la chambre d’écho avec le volume à fond, il a desserré une lampe, je ne sais pas comment il a fait ça mais l’ampli a commencé à cracher. Il voulait que dans cette chanson sur Saïgon, il y ait des pièces de métal brûlant qui volent dans l’air". "Et maintenant jouez full-speed". "C’était comme s’il dirigeait un film, laissant chacun jouer sa partie pour un résultat dont lui seul avait la vision. Quand il nous a invités dans la cabine, ce n’est pas un rough mix qu’il nous a fait entendre, c’était une bande qu’il venait de mixer à l’instant, comme tous ses disques légendaires. Puis il est parti et j’ai découvert plus tard qu’il n’avait demandé aucun salaire pour ces quelques 15 heures de travail".

 

CODA

Sam Phillips était un génie dans bien des domaines: le son, la radio, l’architecture (son studio de Madison Avenue qu’il a désigné lui-même est souvent cité comme un exemple de génie moderniste) mais aussi dans le domaine médical. Il avait recherché le meilleur traitement quand son fils Knox avait été diagnostiqué avec un cancer et avait été guéri. En 1998, John Prine apprit qu’il avait un carcinome squameux dans le cou. "Sam Phillips m’a appelé et est resté une heure au téléphone jusqu’à ce que je lui promette d’aller le lendemain au Texas, parce que lui et Knox avaient cherché partout avant de trouver ces docteurs qui avaient guéri Knox et étaient les meilleurs. A la fin de la conversation, il ajouta "si tu ne vas pas au Texas, John Prine, je vais venir à Nashville et te botter le cul chaque mile jusqu’à Houston". Je suis parti le lendemain, opération, chimiothérapie et je m’en suis sorti, merci à Sam Phillips".

 

Depuis le décès de John Prine en 2020, son disque Pink Cadillac a suscité beaucoup de secondes opinions et cette rencontre entre deux légendes est maintenant considérée comme un grand moment par les fans de l’artiste. Il était temps!

lundi 17 octobre 2022

Avenue Country par Jacques Dufour

 

Various Artists 

"Something Borrowed, Something New - A Tribute to John ANDERSON" 

Je souscris totalement à l’intention d’honorer un artiste de son vivant plutôt que de le faire à titre posthume. C’est rare et c’est bien venu d’autant que John Anderson le mérite amplement. Quarante-cinq ans de carrière pour le natif de Floride. Anderson a attendu cinq années après la sortie de son premier simple en 1977 pour obtenir son premier numéro 1, Wild And Blue, aussitôt suivi dans la foulée du fameux Swingin’, élu meilleur single de l’année 1983. Curieuse-ment ce titre phare dans la carrière d’Anderson ne figure pas parmi les chansons retenues. Je suppose que tous les artistes contactés avaient coché ce désormais classique aussi on a tranché en le supprimant de la liste. On se consolera avec la très belle reprise de LeAnn Rimes en 2011. John obtint un troisième numéro 1 dans les années 80 avec Black Sheep. Il faudra en-suite attendre huit ans et l’année 1991 pour arriver au quatrième avec Straight Tequila Night, puis l’ultime Money In The Bank en 1993. J’entends déjà les danseurs poser la question: et Seminole Wind? Un succès de la danse en ligne qui fait figure de classique. Et bien cette autre chanson phare dans la carrière de John Anderson est restée bloquée deux semaines à la deuxième place du Billboard en 1992. Deux numéros 1 sont présents sur cet album, Wild And Blue et Straight Tequila Night. Et parmi ses quatorze Top 10, outre les numéros 1, seulement six figurent sur cette compilation qui comprend curieusement trois chansons qu’Anderson n’a jamais classées. Le choix des labels est toujours arbitraire. On peut s’interroger également sur le choix des artistes appelés à participer. Il est hétéroclite. On peut être surpris de l’absence totale de chanteurs typiquement country, notamment de la période des néo-traditionalistes. En revanche figurent des artistes actuels de la tendance country/pop: Eric Church, Luke Combs, Ashley McBryde et Brothers Osborne. Des musiciens de bluegrass comme Del McCoury ou Sierra Ferrell, et des singer-songwriters: John Prine (1959), Gillian Welch ou Jamey Johnson. Autant vous le dire, pour moi cet album est une déception. Les amateurs d’americana l’apprécieront mais certainement pas les amateurs de country. Mes titres favoris sont les seuls réellement country de l’ensemble soit la ballade Straight Tequila Night par Ashley McBryde, le country/bluegrass Would You Catch A Falling Star par Dale McCoury ainsi que la reprise plutôt rock and roll par le duo Brothers Osborne du You Can’t Judge A Book (Looking At The Cover) crée en 1962 par Bo Diddley. John Anderson a aujourd’hui soixante-huit ans et il méritait beaucoup mieux.

 

Kristin HAMILTON

"Touch Of Blue" 

Des albums de jeunes chanteuses il en défile pas mal sur ma platine. En général le style de country moderne et le vocal ne diffèrent guère. Avec Kristin Hamilton j’ai pris une claque : enfin une chanteuse qui se démarque. Cette compositrice-interprète à une manière bien à elle de vivre ses chansons. Son vocal est parfois torturé comme dans la ballade bluesy qui aurait offert une belle maquette à Janis Joplin. Sur deux autres chansons elle me fait penser à Dolly Parton. Comme cette artiste ne fait rien comme les autres elle a regroupé les titres rapides en début d’album. Ce sont les plus country avec fiddle, pedal steel guitare et harmonica. Elle a regroupé slows et ballades sur la seconde partie. La dernière chanson alterne des parties lentes et des parties rapides appuyée par un violoncelle. Kristin Hamilton qui nous arrive du Missouri rural est une artiste attachante et ce premier album est vraiment prometteur. 

 

The Michael INGALLS Band 

"Poison Blood" 

Voici une formation qui doit donner sa pleine mesure dans les honky tonks enfumés du Texas. La voix du chanteur Michael Eugene Ingalls n’est pas des plus mélodieuses mais la rythmique assure un tempo effréné et la guitare électrique est chauffée au rouge pour nous asséner huit country-rock plus rock que country. Une ballade perdue se glisse au milieu et on se demande ce qu’elle vient faire. Un groupe pour l’ambiance du samedi soir. Pour accompagner la bière pression et les bretzels. Mais sur disque dans son salon?

 

LINEN RAY

"On the Mend" 

Linen Ray en fait c’est une voix, celle de la chanteuse Rebekah Craft. Le moustachu sur la pochette (son mari) n’intervient que brièvement à l’occasion d’un duo. Le vocal de Rebekah est des plus agréables et nous avons là quelques ravissantes ballades, certaines accompagnées par une pedal steel guitare. Mais la musique de Linen Ray n’est pas à proprement parler country. Elle oscille entre une variété de bon goût mâtinée de soul, de pop et de folk. On aurait apprécié parmi les douze chansons un ou deux titres au rythme un peu plus épicé. 

 

Marjorie SENET & The BROKEN HOME BOYS

"Break the Habit" 

Voici une chanteuse qui se soucie fort peu des modes. Dès le premier titre je me suis vu catapulté sur la scène du Grand Ole Opry aux côtés de Hank Williams pour une variante de son Lovesick Blues. Marjorie Senet pourrait être qualifiée de chanteuse hillbilly. Son No One To Sing With semble extrait d’un album de Rose Maddox. Cependant la chanteuse du New Hampshire qui nous présente son second album ne semble pas vouloir recréer le son des années 50 car elle se rapproche parfois d’une sonorité plus alternative. Il y a deux pépites hillbilly ou hillbilly boogie mais les titres lents, parfois un peu longs, sont pour certains d’un intérêt moyen. Pour les adeptes du son brut non édulcoré. 

 

Miss GEORGIA PEACH

"Aloha From Kentucky" 

Vous me pardonnerez ce mauvais jeu de mot mais il s’applique complètement: Georgia est une chanteuse qui a la pêche. En effet cet album ne comporte qu’une seule ballade sur quinze titres. Sacrée moyenne! Le répertoire de cette chanteuse dont le vrai nom est Georgia Conley (la pêche est le fruit emblème de l’état de Géorgie) est majoritairement composé de morceaux qui pulsent. Peu de titres échappent à un accompagnement rock, même le Don’t Come Home A Drinkin’ de Loretta Lynn, ce qui n’était pas nécessaire. En ce qui concerne les autres reprises I Gotta Know de Wanda Jackson est bien restitué. Jackson (Cash/Carter) en rock and roll passe très bien. River Deep Mountain High (Ike &Tina Turner) est interprété branché sur le 220 et là en revanche on s’éloigne trop de l’original. Silver Threads And Golden Needles a conservé son rythme country original. A part deux ou trois chansons country tout le reste est rock and roll. L’instrumental qui referme l’album est un tantinet déjanté. Vous pouvez sortir vos pompes en daim bleu. 

 

Jason GROVE

"Caribbean Cowboy" 

Cet album contient une pépite avec le super country-rock Gear Jammin’Junkie. Hélas le reste s’enlise dans une musique nonchalante à l’ombre des cocotiers dans un style carabéen proche de Kenny Chesney ou Jimmy Buffett. Les titres des chansons en témoignent: Caribbean Cowboy, Sunset Party, A Little More Time On The Water… C’est dommage car ce chanteur basé à Nashville est doté d’une très belle voix pour interpréter de la country classique et deux ou trois ballades nous le prouvent. Deux chansons sur la plage tout au plus auraient suffit. 

 

FAMILY SHILOH

"At The Cold Copper Ranch" 

Vouloir cerner le style musical de la Family Shiloh ne serait pas une bonne idée. La première chanson est de la pure country and western mais ça sera pratiquement la seule. Nous aurons une alternance de ballades acoustiques ou non, de la country au son des sixties, un blues rapide, mais rien qui soit qualifiable de country classique ou de honky tonk. De surcroit chantent tour à tour soit les filles, soit les garçons, soit tous ensembles. Les harmonies vocales émanant des éléments féminins sont superbes. Quelques chansons au tempo médium ne sont pas trop accrocheuses. Il est dommage que vu leur potentiel les membres de cette famille nombreuse Texane n’aborde pas le western swing ou le boogie. Ils auraient pu rivaliser avec des formations telles que le Hot Club of Cowtown ou la Henson Family. Colby et Kimberly Pennington sont la base de la Family Shiloh et ils sont (bien) entourés de leur cinq enfants, quatre filles et un garçon, dont les âges vont de dix-neuf à dix ans. L’avenir est donc assuré. 

 

Cody CHRISTIAN

"Canary In A Coal Mine" 

Titre étrange: un canari dans une mine de charbon. Eh oui, autrefois on employait des animaux au fond des mines. Que diraient les défenseurs de la cause animale de nos jours quand certains extrémistes font signer des pétitions contre l’utilisation des chevaux de traits… Le vocal de ce chanteur est plus proche de Rod Stewart que de George Jones. La structure des chansons et l’accompagnement instrumental, piano, banjo, fiddle, dobro, intégreraient cet album dans le genre musical country. Le voile sur la voix de Cody Christian l’en écarte cependant. On parle-ra plutôt de country/folk. Mais qu’importe car au demeurant ce disque est intéressant avec une reprise en accéléré du I’m On Fire de Springsteen qu’avait enregistré naguère Robert Gordon. Ainsi du reste que Cash et Jennings. L’album se referme sur un très bon titre bien sautillant. Une seule ballade. Vous pouvez emporter cet ouvrage sur la route pour les longs trajets. Et la musique est bonne. 

 

Jim LAUDERDALE

"Game Changer" 

J’étais méfiant. Les critiques concernant ce nouvel album de Jim Lauderdale sont excellentes mais le précédent était fort décevant. Jim enregistre beaucoup. Il enregistre trop et la plupart de ses compositions sont bien moyennes. Malheureusement ce Game Changer ne change pas la donne justement. Nous avons là une demi-douzaine de bonnes chansons: ballades, country songs et un shuffle, mais aussi une demi-douzaine de titres faisant office de remplissage, donc bien médiocres. N’espérez aucun honky tonk ni aucun titre au tempo un tant soit peu relevé. Je conseillerais à Jim de prendre un assez long congé sabbatique pour qu’il nous revienne avec un peu plus d’inspiration. 

 


vendredi 14 octobre 2022

Bluegrass & Co. par Dominique Fosse

 

Abbie GARDNER

"DobroSinger" 

Cri du 💚

Abbie Gardner est la dobroïste du trio folk féminin Red Molly. Chacune des trois musiciennes mène des projets solo en dehors du groupe. Dobrosinger n’est donc pas le premier album d’Abbie Gardner sous son nom mais il revêt un caractère particulier car c’est littéralement un album solo dont le concept est quasiment énoncé par le titre: elle chante en s’accompagnant seule au dobro. J’étais un peu inquiet avant l’écoute d’un disque au programme aussi aride, mais il suffit de quelques mesures de Down The Mountain pour être conquis par le talent d’Abbie Gardner. Sur ce blues, le son du dobro rappelle celui de Ben Harper. Il est plus proche du dobro bluegrass sur les autres morceaux. Abbie est vraiment formidable sur les chansons les plus folk, la ballade Only All The Time – une de ses neuf compositions – ou sa jolie version de You Belong To Me, le standard de Pee Wee King. Ce sont celles qui conviennent le mieux à sa voix mais elle chante avec beaucoup de sensibilité tous les titres. Elle varie les façons de s’accompagner. Presque guitaristique dans Only All The Time, en arpèges pour Three Quarter Time, par petites phrases intercalées dans le chant sur le blues Cypress Tree, en alternant glissés et percussions dans le blues-rock Born In The City. Le plus souvent elle mélange les effets. Ce n’est répétitif que quand elle veut créer une atmosphère blues. Elle s’amuse beaucoup sur Honky Tonk Song davantage rythmé par son chant que par l’accompagnement. Elle interprète une très jolie version de Those Memories Of You d’Alan O’Bryant qu’avait popularisé The Trio. La valse See You Again, Too Many Kisses plein de feeling, la ballade bluesy When We Were Kids, tous les titres méritent d’être cités car il n’y a pas un moment faible dans ce disque. Le meilleur album de cette rubrique de début d’automne et le plus inattendu. 

 

Frank SOLIVAN & DIRTY KITCHEN

"Hold On" 

Hold On est dans la continuité de You Can’t Stand The Heat (Le Cri du Coyote n° 160), précédent album de Frank Solivan & Dirty Kitchen. Un peu moins proche du newgrass cependant malgré la reprise de Sail To Australia de New Grass Revival. On retrouve avec bonheur la virtuosité de Solivan (mandoline), Chris Luquette (guitare) et l’incomparable Mike Munford (banjo) dans Scorchin’ The Gravy, une composition instrumentale de Solivan, mais aussi dans chaque chanson, avec des arrangements qui privilégient les solos partagés entre les musiciens (Hold On). Le talent de Rob Ickes (dobro) s’y ajoute sur quatre titres dont la ballade country Goodbye Goodbye et Modesto, composition moderne en plusieurs mouvements de Megan McCormick, cousine de Frank Solivan qui lui a déjà écrit plusieurs chansons et en signe trois dans Hold On. Frank Solivan est lui-même dans une phase créatrice puisqu’il a composé six des onze morceaux de l’album, certains avec Ronnie Bowman (Find My Way), Tim Stafford (la jolie valse Virginia Is For Lovers avec le fiddle de Jason Carter) et Jon Weisberger (I’m Already Gone mené par le banjo). Ce sont trois des toutes meilleures chansons de Hold On, très bien interprétées par la voix douce de Solivan, joliment soutenue par les harmonies de Jeremy Middleton (basse) et Chris Luquette. Côté reprises, il y a donc Sail To Australia. J’adore l’original chanté par Sam Bush. Dirty Kitchen en fait une version d’autant plus proche de celle de New Grass Revival que John Cowan épaule Solivan sur les refrains. Bonne reprise également de Lost, cette curieuse composition de Buzz Busby qui a des couplets rapides et un refrain sur un rythme de valse lente. L’album s’achève sur Sails, reprise d’un groupe des années 70 (Orleans) sur laquelle Frank Solivan est seul à la guitare avec juste une harmonie vocale féminine (Jillian Lea). Pas mal mais dommage de se passer, même pour un titre, d’un des meilleurs groupes de la décennie. 

 

LONESOME RIVER BAND

"Heyday" 

Heyday marque un tournant dans la discographie de Lonesome River Band puisque c’est le dernier album où apparaît Brandon Rickman. C’est un album de transition avec des enregistrements réalisés avec les partants, d’autres avec les nouveaux (Kameron Keller remplace Barry Reed à la basse). Rickman interprète Jesse James de Jimmy Arnold en duo avec Jesse Smathers et surtout That’s Life qu’il a composé avec Billy Droze, riche d’un arrangement plus moderne que le style habituel de LRB. Une belle sortie pour celui qui, pendant les vingt années où il a été le principal chanteur du groupe, a dû se confronter à la notoriété de ses prédécesseurs (Dan Tyminski, Ronnie Bowman, Don Rigsby, faut-il le rappeler). Son remplaçant s’appelle Adam Miller et il est mandoliniste, ce qui entraîne le passage de la mandoline à la guitare pour Jesse Smathers, l’autre chanteur de la formation. Miller est un bon chanteur, avec un large registre, à l’aise sur du bluegrass classique (Come On Down From The Mountain Top) comme sur du countrygrass (Heyday, un des meilleurs titres du disque), ce qui convient parfaitement au répertoire de LRB. J’aime particulièrement la chaleur de sa voix dans Love Songs. Il chante aussi Mary Ann Is A Pistol, titre le plus original de l’album avec That’s Life. Jesse Smathers interprète plusieurs chansons dont Waitin’ On A Train. Le duo vocal du refrain rappelle agréablement la période Bowman-Tyminski. Plusieurs chansons de Heyday manquent d’originalité. Je n’ai pas aimé le gospel Gabriel’s Already Standing et la rythmique de Headed North manque de finesse mais Lonesome River Band nous épargne cette fois la batterie qui avait plombé plusieurs de leurs derniers albums. Les interventions de Sammy Shelor au banjo sont toujours un modèle du genre.

 

Damien O’KANE & Ron BLOCK

"Banjophonics" 

Le premier album de Damien O’Kane & Ron Block s’intitulait Banjophony (Le Cri du Coyote n° 160). Pour le second, ils ont choisi Banjophonics plutôt que Banjophony 2, ce qui l’inscrit tout autant dans la continuité. Banjophonics est davantage centré sur les duos de banjo (4 cordes pour l’Irlandais O’Kane, 5 cordes pour l’Américain Block). Il n’y a qu’un titre avec de la flûte et aucun avec du violon alors qu’il y en avait plusieurs dans Banjophony. Sans doute parce que les deux banjoïstes ont énormément travaillé les arrangements en duo, de façon très fine, avec beaucoup de fluidité. C’est le plus souvent bien rythmé, avec des influences funk (il y a un batteur sur tous les titres). Une petite touche jazz pour The Taxi Driver, rock pour Daisy’s Dance. D’autres morceaux rappellent les albums instrumentaux de Béla Fleck et Jerry Douglas des années 80. Mon titre préféré est The Fiddler’s Gun de Ron Block qui est aussi le titre le plus bluegrass (avec Sierra Hull et Barry Bales). Soundcheck Sonics / Andy Brown’s, à mi-chemin entre musique irlandaise et bluegrass, est également très réussi. Il y a deux bonnes chansons au milieu de tous ces instrumentaux, Endless Wanderer par Ron Block et Woman Of No Place pour lequel Damien O’Kane reçoit le précieux soutien de son épouse, la chanteuse anglaise Kate Rusby. Les rythmiques dérouteront sans doute certains amateurs de bluegrass mais O’Kane et Block ont réussi avec Banjophonics un album original et virtuose. 

 

The MUDDY SOULS

"The Raven" 

The Muddy Souls est un groupe de l’Oregon formé en 2018. The Raven est leur troisième album, ou si l’on préfère leur premier véritable album puisque les deux précédents n’offraient respectivement que 7 et 8 titres. C’est un groupe qui a beaucoup de personnalité et pas seulement parce que ses membres ont composé les douze morceaux de The Raven. Ils ont un style bien à eux. Les chants sont très articulés (sans être jamais maniérés). On comprend toutes les paroles. La violoniste Grace Honeywell joue souvent de longues notes tenues sur fond de picking rapide du banjo (Jacob Camara). Ça sonne par moments assez folk (Troubled Times), voire un peu fouillis (Dancing In The Rain). A peu de chose près, chaque musicien chante ses compositions. Les deux principaux songwriters sont le guitariste Peter Romanelli qui a une voix agréablement traînante et nasillarde. Jacob Camara a le même genre de voix mais dans un registre plus aigu. Il est l’auteur de Survivors, très belle chanson au texte vraiment réussi. Rock Bottom accroche également l’oreille. Le fiddle apporte beaucoup à une autre de ses compositions, Brief Escape. Le mandoliniste Austen Slone a écrit deux titres mais ne chante que Music Man, bonne chanson construite sur un motif répétitif de fiddle. Sa voix douce est très agréable, comme celle de Grace Honeywell qui interprète Lean On My Love. Leurs timbres s’associent joliment sur le refrain, comme ceux de Romanelli et Camara sur la plupart des autres titres.

 

The PINE HEARTS

"Lost Love Songs" 

The Pine Hearts est également un groupe de l’Oregon. C’est un trio composé de Joey Capoccia (guitare), Derek McSwain (mandoline) et Dean Shakked (contrebasse). Leur second album, Lost Love Songs est arrangé avec une instrumentation bluegrass complète grâce à l’apport d’un banjoïste et d’un fiddler. Les deux musiciens supplémentaires sont bien intégrés dans les arrangements. Cependant il transpire dans presque tous les titres une atmosphère folk sans doute due à l’habitude de jouer en trio et à la voix de Joey Capoccia (c’est lui qui a écrit les treize chansons). Mary The Night’s On Fire, Bones On The Vineyard et Running In Place sont les titres que je conseille pour découvrir The Pine Hearts

 

Pharis & Jason ROMERO

"Tell ‘Em You Were Gold" 

Cri du 💚

Tell ‘Em We Were Gold est le 7ème ou 8ème album de Pharis & Jason Romero. Un duo très original grâce à Jason qui est luthier et banjoïste et se fabrique des instruments aux sons différents des standards et recherche pour chacun les morceaux adéquats (il y a 9 compositions parmi les 16 titres). Dans ce disque, Jason utilise sept instruments différents, tous de sa fabrication. Leur accordage varie à chaque titre. Il n’y a que Going To Town qui utilise l’accordage standard gDGBD. Le son des banjos varie en fonction de leurs dimensions mais aussi des cordes (acier ou nylon) et Jason utilise même un banjo gourde sur 3 titres (il a aussi créé une guitare gourde dont Pharis joue dans Sour Queen). Son picking sans onglet est loin du style Scruggs et parfaitement adapté au répertoire. Il joue plus rarement en style old time. Les cordes en nylon donnent un son mat, qui semble plus grave (The Dose, Five Miles From Town). Il y a quelques titres avec un ou deux musiciens supplémentaires. Les instrumentaux Going To Town et Old Bill’s Tune sont menés par le fiddle de Grace Forrest. Le banjo de Jason et la mandoline de John Reischmann jouent souvent en duo dans le classique Been All Around This World et le très joli instrumental Pale Morning. Jason et Pharis (guitare) interprètent chacun plusieurs chansons. Ils forment un joli duo sur les refrains. La voix de Pharis sonne comme celle d’une chanteuse de blues des années 30 dans le joli rag Sour Queen. Elle est folk et moderne dans Cannot Change et Black Guard Mary. C’est vraiment un très joli disque. J’ai juste moins apprécié les deux instrumentaux que Jason joue seul. Le CD est accompagné d’un livret avec de magnifiques photos des étonnants instruments créés par Jason Romero. Une bonne raison pour acheter Tell ‘Em You Were Gold plutôt que le télécharger.