"The Grey Album"
Un double 33 tours à la pochette immaculée, sans titre, avec juste le nom de l'artiste, cela ne vous rappelle rien? Joli clin d'œil de la part de Grey DeLisle à ses illustres prédécesseurs de Liverpool. Cet album (qui tient sur un CD simple) prend son envol, comme une évidence, sous l'appellation The Grey Album. Au menu, vingt titres qui explorent toutes les facettes du talent de songwriter de la dame qui, depuis trois ans et après une absence discographique de dix-huit ans, fait preuve d'une belle créativité. La production est assurée par Marvin Etzioni (ex Lone Justice) et au premier rangs des musiciens figure Murry Hammond (ex Old 97's), complice de longue date (pas seulement musical puisqu'ils ont un fils ensemble). Le talent vocal de Grey explose dans tous les registres. Des titres aux accents country comme le morceau d'ouverture Hello I'm Lonesome ou Daddy, Can You Fix A Broken Heart, des chansons plus rock et blues comme Sister Shook, 40 Something Runaway (avec Cherrie Currie des Runaways), Didn't We Try (avec la présence vocale de Stephen McCarthy des Long Ryders), The Last, Last Time ou I Can't Be Kind, des ballades pleines de tendresse comme Who To Love, A Promise I Can't Keep, Don't Let Go Of My Hand ou Take Me Dancing Again. Je ne peux citer tous les titres mais aucun n'est faible ni même simplement moyen, comme en témoignent Reach For The Sky, Convince Me ou encore My Darlin' Vivian. Parmi les musiciens qui donnent des couleurs lumineuses à ce Grey Album, je retiendrai particulièrement Tammy Rogers (violon, alto et arrangements de cordes) et Greg Leisz (steel guitar, Rickenbacker 12 cordes). À l'exception de Convince Me (écrit à l'origine pour Roy Orbison par Marvin Etzioni) et A Coastal Town, coécrit avec Joey Simeone, a écrit toutes les parole et musiques du disque. Cependant, si vous écoutez le dernier titre, l'émouvant Red Dress, vous reconnaitrez certainement une mélodie connue depuis la Carter Family (I'm Thinking Tonight Of My Blue Eyes). Dire que The Grey Album est une réussite est un euphémisme, c'est un véritable moment de bonheur musical qui dure près d'une heure
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"Backstage Balladeer"
J'ai découvert Jefferson Ross vers 2012 pour sa participation à la trilogie The 1861 Project de Thomm Jutz. J'ai ensuite présenté ses albums dans les colonnes du Cri du Coyote à de nombreuses reprises. Notre homme, accompagné du producteur et multi-instrumentiste Thomm Jutz, a démontré au cours de la dernière décennie qu'il était un auteur-compositeur interprète de haute volée dont on peut simplement se demander pourquoi il n'est pas plus célèbre en dehors de sa Georgie. Avec Backstage Balladeer, Jefferson a choisi de se passer de toute aide, de privilégier le côté artisanal de son œuvre. Écriture, interprétation, enregistrement, mixage: il a tout fait, à la matière de Paul McCartney pour son premier album solo. Le son est plus brut que dans les disques précédents mais cela ne fait qu'ajouter au charme de l'ensemble. Les thèmes abordé sont variés et si Power a des connotations politiques et House Of The Lord religieuses, Lion In Zion sonne comme un gospel teinté de reggae, alors que The Blues And The Blood a des accents blues-rock lancinants, presque inquiétants. Travel, un des sommets du disque, honore une des nombreuses passions de Jefferson, le voyage. Son dernier en date, en Europe, en 2022, l'a amené à passer par la France, de la Provence à l'Alsace en passant par Paris, et les clichés qu'il a pris à cette occasion démontrent un autre de ses talents, la photographie qu'il pratique avec un œil de peintre (il excelle aussi dans ce domaine). Tout cela pour vous dire que chacun des textes est un véritable portrait, ou un paysage, avec une dimension qui dépasse celle de la simple chanson. Il peut évoquer Jerry Lee Lewis ou Mary Magdalene (deux titres de chansons) ou s'aventurer davantage musicalement avec Serpent, il sait nous régaler avec Brimstone Blues ou le superbe Backstreet Balladeer qui justifient à eux seuls l'acquisition de l'album. DIY peut-être, excellent certainement, Backstreet Balladeer a tout ce qu'il faut pour être aimé, sans condition.
"Live!"
Martha Fields, alias Marty Fields Galloway, avait prévu d'enregistrer un album live (CD + DVD), il y a quelques années, du côté de Bordeaux mais COVID et confinement en ont décidé autrement. C'est donc en novembre 2023 que Martha, accompagnée de ses French boys, s'est retrouvée à Lanton, au Baryton, pour réaliser enfin son projet qui permet à celles et ceux qui n'ont pas eu la chance de voir le groupe en concert de mesurer l'énergie déployée sur scène. Martha (guitare acoustique et chant) est accompagnée par Manu Bertrand (dobro, banjo, mandoline, lap steel et harmonies), Urbain Lambert (guitare électrique et harmonies), Serge Samyn, (contrebasse, basse électrique et harmonies), Olivier Leclerc (violon) et Denis Bielsa (batterie). Un concentré de haut niveau au service d'un répertoire partagé entre compositions de Martha et reprises choisies. Les premiers titres évoque la double appartenance de Martha, qui se partage entre USA et France. Il y a d'abord Paris To Austin où la Seine ressemble au Colorado, puis Country Roads Of France avec ce pont entre deux continents: "Yes the bridge is long and wide / Faire un pont pour de bon". Dans le traditionnel Lonesome Road Blues, Martha évoque la douleur du partir: "My momma, she said don't go to France / I got ants in my pants so I went to France" (Maman m'a dit ne va pas en France / J'avais des fourmis dans les jambes donc je suis parti en France). Biscay Bay, Headin' South et Demona évoquent des souvenirs personnels avec, intercalée, une belle et dynamique reprise de Honky Tonk Blues de Hank, Sr. C'est ensuite la chanson bilingue que tout le monde connaît et chante en chœur, J'entends Siffler le Train / 500 Miles et Johanna, chanson pleine d'émotion pour celle qui "Ressemblait à Mata-Hari / S'habillait comme Marlene Dietrich / Dansait au Moulin Rouge / Pour les soldats du Troisième Reich". Changement de décor avec le Kokomo Blues de Mississippi Fred McDowell où le Chicago blues est mis à l'honneur, prétexte à une jam magnifique où le talent d'Urbain, Olivier et Manu expose littéralement, avec le soutien sans faille de Serge et Denis. Vient ensuite un moment de calme avec Wayfaring Stranger qui permet au six amis de mieux déployer une dernière fois leur énergie, au couleurs du bluegrass, avec le célèbre Orange Blossom Special qui laisse tout le monde sur les rotules. J'aurais aiméêtre là, c'est ce que chacun se dit au bout de ces soixante-dix-huit minutes de partage musical. Pour ma part, j'avais prévu d'assister à l'enregistrement prévu initialement, mais le destin en a décidé autrement
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"Looking For The Words: Live at the U of H Coffee House – October 30,1970"
Si l'on m'avait dit qu'en 2025 je chroniquerais un album de Guy Clark, décédé il y a tout juste neuf ans, j'aurais doucement souri! Quelques chutes de studio ou maquettes ont bien été publiées, mais cela ne suffisait à donner matière à un texte. Mais lorsque j'ai vu ce Looking For The Words, enregistré en public en 1970 (je rappelle que Old No. 1, le premier LP de Guy n'est paru qu'en 1975), j'ai été intrigué et ma curiosité a été bien récompensée. Pour ce qui est de la qualité sonore, elle est excellente et cela malgré les vicissitudes survenues à l'enregistrement réalisé par John Kuntz ainsi qu'il le narre dans les notes du livret (seize pages richement documentées et illustrées). Pour ce qui est du contenu, la surprise est aussi grande qu'agréable. À côté des traditionnels Frankie And Johnnie et Rye Whiskey, des blues Corina Corina et San Francisco Bay Blues, des standards que sont Just Like Tom Thumb's Blues de Bob Dylan (qui avait lui aussi à son répertoire de jeunesse les deux blues précités) et These Days de Jackson Browne, le CD propose douze compositions du jeune Guy Clark. Œuvres d'un auteur-compositeur qui se cherche encore ou titres déjà mûrs, ces chansons présentent un point commun: elles n'ont jamais été enregistrées par Guy sur un de ses albums studio. On connaît juste Step Inside My House devenue Step Inside This House pour donner le titre à un double album de Lyle Lovett en 1998. Looking For The Words se déguste comme un tout, d'un seul trait. Qu'il s'agisse d'un Susanna à l'état d'ébauche (y compris pour le jeu de guitare) ou d'un Frankie And Johnnie survitaminé, de chansons plus abouties comme Raggedy Ann, Spring Thing ou Step Inside My House où l'on trouve déjà le Guy Clark que l'on aimera plus tard, on reste captivé tout au long de ce concert où l'authenticité domine. Et puis, découvrir des titres de la qualité de The Gypsy Boy, Wine And Cigarettes et surtout Looking For The Words, plus d'un demi-siècle après, c'est un plaisir dont il serait dommage de se priver. Guy finit ce show par Headed Back To California, une chanson qui n'est en rien prophétique puisque, dès l'année suivante, Guy et Susanna Clark allaient quitter le Texas pour Nashville où s'écrirait leur brillant destin.
"We Were Wood"
L'espèce des songwriters n'est pas en voie d'extinction aux États-Unis d'Amérique. Beaucoup d'entre eux émergent sur le tard après une vie passée à travailler pour vivre, laissant en sommeil une passion toujours vivante. Il est bien dommage que certains ne se fassent jamais entendre en dehors d'un cercle restreint. Barry Oreck est de ceux-là. Originaire de Chicago et établi à Brooklyn, il a fréquenté Steve Goodman et Frank Hamilton dans sa jeunesse et à mené une carrière de chorégraphe dans la danse et le théâtre tout en continuant à écrire et chanter ses chansons dans un style qui défie les étiquettes. Il revendique comme influences Stephen Sondheim, Odetta, Steve Goodman, Tom Waits et Tim O'Brien. Il aborde des thèmes variés, personnels ou politiques, parle de l'amour et du vieillissement, de questions sociales et écologiques. Il a publié son premier album en 2016 et We Were Wood est son cinquième. Le groupe d'ami(e)s autour de Barry (guitares et chant), se compose de Jesse Miller (guitares et harmonies), Rima Fand (violon et harmonies) et Adam Armstrong (basse). Les dix chansons sont de la plume de Barry, trois ayantété coécrites avec Rob Meador. Elle sont toutes sur un même tempo calme et la voix riche et sensible de Barry vogue tranquillement sur des arrangements pleins de trouvailles où chaque musicien apporte sa pierre à l'édifice. C'est véritable travail de groupe dont la production est assurée par Barry Oreck et Bob Harris qui ajoute quelques touches de mandoline, percussion et claviers. Parmi les titres qui ressortent du lot, je citerai Build Me A City: The Ballad Of Robert Moses (Robert Moses est un peu à New York ce que le Baron Haussmann est à Paris), The Crabbit Wee Tailors Of Forfar, et surtout The Norris Dam qui évoque la construction d'un barrage dans le Tennessee avec le drame vécu par les familles qui ont été obligées de tout quitter pour laisser la place au progrès, l'eau noyant l'histoire et les souvenirs d'une région entière (le Lac du Der ou celui de Serre-Ponçon, chez nous, auraient aussi pu inspirer des chansons). We Were Wood se termine sur She Calms Me, une tendre chanson d'amour, belle conclusion pour un disque attachant
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Gordie TENTREES & Jaxon HALDANE
Gordie Tentrees vient du Yukon et Jaxon Haldane du manitoba et ont longtemps mené des carrières parallèles, Gordie était davantage connu comme songwriter et Jaxon comme multi-instrumentiste (aux côtés des Sadies, de Romi Mayes ou de Jon Spencer). Ils ne se sont rencontrés qu'en 2005 lors d'un pique-nique chez Fred Eaglesmith dans l'Ontario. C'était d'ailleurs leur dénominateur commun puisque Gordie a souvent assuré les premières parties de Fred alors que Jaxon était un ami de longue date et protégé de Willie P. Bennett, fidèle second de Fred, sur disque et sur scène. Les deux nouveaux amis ont tout naturellement eu envie de se produire ensemble, assurant plus de 1100 show ensemble lors de la dernière décennie (j'avais eu la chance de les voir à Nancy en novembre 2015), dans le même esprit de camaraderie et de qualité qui a uni Fred et Willie pendant leurs vingt-cinq années de vie musicale commune. S'ils avaient publié un album en public, intitulé Grit (voir Le Cri du Coyote n° 157 en juin 2018), Double Takes est leur premier disque commun en studio. Jaxon a écrit et chante en s'accompagnant à la guitare acoustique Franklin, Crystal, Drive Or Push, Bobbi & Gus et Nowhere Fast. Gordie a écrit et chante en s'accompagnant à la guitare acoustique Arcata, Time, Gratitude, Tinkering et Bygone Days. Jaxon y ajoute toute une palette d'instruments, comme guitare électrique, la lap steel, mandoline, scie musicale et banjo (ainsi que des harmonies vocales) alors que Gordie se contente d'ajouter harmonica et dobro sur Bobbi & Gus. Cela étant, et contrairement à ce que cette énumération pourrait laisser croire, il s'agit bien d'un disque commun dont l'unité n'est jamais mise en doute. Parmi les musiciens invités ou associés (et je n'omettrai pas de citer Shawn Fichter à la batterie et Steve Mackey à la basse), on trouve quelques noms légendaires comme Charlie McCoy à l'harmonica sur le bluesy Drive Or Push et sur Gratitude, Lucky Oceans (Asleep At The Wheel) à la pedal steel sur Time. Il y a aussi Tania Elizabeth au fiddle sur Bygone Days et Crystal. Bill Chambers (moins célèbre que sa fille Casey) est à la lap steel sur Franklin et son fils Nash produit le disque, ajoutant quelques percussions et un peu de melodica. C'est un album plein de musicienneté (ne cherchez pas dans le dictionnaire, c'est ma version française de musicianship), de talent, d'amitié, de mélodies et de voix qui touchent. Si jamais ces deux-là passent près de chez vous, n'hésitez pas, il en valent le plaisir. Et puis Jaxon, entre sa scie à archet et ses boîtes de cigares transformée en guitares, c'est un spectacle à lui tout seul.
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