mercredi 11 décembre 2024

Bluegrass & Co., par Dominique Fosse

 

Billy STRINGS

"Highway Prayers" 

Ceux qui apprécient Billy Strings et son groupe comme jam band (ils sont nombreux si on en juge par les cohortes de fans qui les suivent à chaque concert) seront peut-être déçus à la première écoute de Highway Prayers. Ils auraient tort de passer leur chemin car c’est un excellent album mais c’est un album studio qui met en avant le répertoire, ce qui est logique juste après la sortie d’un disque enregistré sur scène (Live Vol. 1). Highway Prayers est copieux (double CD – 21 titres), sans doute parce que c’est le premier album de compositions de Billy en trois ans (Me/and/Dad en 2023 ne comprenait que des reprises). Highway Prayers est si bon qu’il est plus facile de faire la (courte) liste des titres un peu décevants que de pointer les meilleurs. Je n’en vois guère que deux. Happy Hollow est un titre rapide, classique, sans originalité. Pour Leadfoot (qui fait pourtant l’objet d’une belle promo avec un clip chiadé), Billy Strings a selon moi eu le tort de vouloir tout faire lui-même. Ça sonne assez rustique, notamment à cause du banjo. Pour le reste (19 titres, rien que ça), tout semble naturel, facile pour Billy Strings, le chant, la guitare, les compos, le dobro même sur le folkpop Gild The Lily qu’on croirait sorti d’un album oublié de Paul McCartney. L’humour de Billy, un poil de provocation parfois, ressortent dans les textes de Gone A Long Time (Jesus took the water and turned it into wine / Me I’ll take them pretty girls and try to make ‘em mine), Catch & Release (dans le même moule que A Boy Named Sue, chanté seul à la guitare) et MoreBud4Me rythmé par une roulette de briquet et des bulles de narguilé (ou quoique ce soit qui y ressemble). Billy a aussi intitulé un gospel (religieusement interprété en quartet a cappella) du nom d’un pilote de NASCAR (Richard Petty). La voiture et la vie sur la route sont les thèmes récurrents de pas mal de chansons, illustrées par la pochette où Billy est au volant d’une Chevrolet Chevelle immatriculée à ses initiales et celles de l’album. Et ça peut donner d’excellents textes comme le presque philosophique In The Clear et surtout My Alice, superbe murder ballad où la voiture devient l’arme du crime. Parmi les autres textes remarquables, il faut citer le bon countrygrass Don’t Be Calling Me (At 4 AM) écrit avec Shawn Camp (Jerry Douglas au dobro), Gone A Long Time et The Beginning Of The End. Seven Weeks In Country est un westerngrass à la Marty Robbins. Stratosphere Blues accompagné au synthé ressemble à une vieille chanson folk de Pink Floyd (période Ummagumma). Il est enchainé avec I Believe In You qui a une jolie mélodie folk elle aussi. It Ain’t Before penche vers le old time avec le banjo clawhammer de Victor Furtado et la guimbarde (ça faisait très longtemps que je n’avais pas entendu de guimbarde dans un album). Il y a un piano dans Be Your Man. Les autres chansons sont des bluegrass rapides très bien joués par les musiciens de Billy: Billy Falling (banjo), Jarrod Walker (mandoline), Alex Heargraves (fiddle) et Royal Masat (basse). Leur talent (et celui de Billy à la guitare) est encore plus éclatant dans les trois instrumentaux. Escanaba a des couleurs new acoustic. Seney Stretch est moderne, savamment arrangé avec de nombreuses interactions entre les musiciens. Malfunction Blues est dans la même veine, joué avec deux mandolines (Walker et Strings). La fin du morceau devrait réjouir ceux qui apprécient Billy Strings et sa bande comme jam band. Incontournable.


 

 

Daniel GRINDSTAFF

"Heroes and Friends" 

Le banjoïste Daniel Grindstaff a fait ses classes avec des artistes de premier plan: Jim & Jesse puis Jesse McReynolds, Bobby Osborne, Marty Raybon. Il a gagné en notoriété en formant le groupe Merle Monroe avec Tim Raybon, le frère de Marty. Leurs deux albums ont connu un beau succès (Le Cri du Coyote 164 et 170). Après leur séparation, le premier disque du Tim Raybon Band s’est révélé très décevant. Il n’en est heureusement pas de même de celui de Daniel Grindstaff. Son style Scruggs dynamique qui rappelle le banjo bounce du génial Allen Shelton avec un son plus feutré fait merveille sur les dix plages. Grindstaff s’est entouré d’excellents musiciens. On imagine que ce sont les amis annoncés dans le titre de l’album: Trey Hensley (guitare), Andy Leftwich (fiddle, mandoline), Stephen Burwell (fiddle), Jesse Brock (mandoline) et Jeff Partin (dobro). A part Doyle Lawson présent à la mandoline sur deux titres, les héros sont, eux, cachés parmi les harmonies vocales: Dolly Parton, Rhonda et Darrin Vincent, Shawn Lane. Deux bonnes compositions de Grindstaff parmi les quatre instrumentaux: le joli The Three ArrowsGrindstaff et Burwell sont excellents, et le fiddle tune Finnland. Doyle Lawson joue sur la version instrumentale de Jesse James. Le quatrième instrumental est mon préféré, une version bluegrass/swing du standard de jazz When You’re Smiling (notamment enregistré par Louis Armstrong et Michael Bublé). Les six chansons sont interprétées par six chanteurs différents. L’impressionnante voix de tenor de Paul Brewster (qui a accompagné les Osborne Brothers et Ricky Skaggs) fait merveille dans Forever Young, une chanson de Rod Stewart inspirée du titre homonyme de Dylan. On est dans le bluegrass classique avec Jimmy Fortune (Statler Brothers) pour I Still Write Your Name in the Sand (Mac Wiseman) et Ricky Wasson pour Colleen Malone. Le duo de fiddles (Burwell et Derek Deakins) en rajoute côté traditionnel sur My Last Old Dollar chanté par Kevin Richardson (ex-Larry Stephenson Band). On fait un petit tour par le gospel avec Child of the King interprété par Jeff Tolbert de The Primitive Quartet. La meilleure chanson selon moi est l’adaptation bluegrass d’un titre country de Del Reeves, Looking at the World Through a Windshield superbement chantée par Trey Hensley. Heroes and Friends est un bon album de bluegrass dont on aurait aimé qu’il dure plus de 29 minutes. 

 

Various Artists

"Silver Bullet Bluegrass"

Silver Bullet Bluegrass est une collection de treize adaptations bluegrass de chansons de Bob Seger. Stephen Mougin (guitare), Mike Bub (contrebasse) et Ned Luberecki (banjo) jouent la plupart des titres. Gary Nichols (guitare, harmonies), Darrell Webb (mandoline), Megan Lynch (fiddle) et Wayne Briggs (dobro) sont également présents sur plusieurs morceaux. Les treize chansons sont interprétées par treize artistes différents, bluegrass ou country. Le résultat est inévitablement inégal mais ça tient moins aux qualités des chanteurs qu’aux chansons elles-mêmes et aux arrangements. La seule interprétation que je trouve vraiment ratée est celle de Robert Hale (Wildfire) dans Feel Like A Number. Larry Cordle maîtrise bien le début de Night Moves mais la chanson dure au moins une minute de trop. Le dobroïste Wayne Briggs n’est pas au niveau des autres musiciens et Night Moves en pâtit, de même que Hollywood Nights et Ramblin’ Gamblin’ Man pourtant bien interprétés respectivement par Shonna Tucker (bassiste de Drive-By Truckers) et le chanteur de southern rock Bo Bice. You’ll Accompany Me est bien adapté en bluegrass, sur un tempo plus rapide que l’original mais l’interprétation de Keith Garrett (Blue Moon Rising, The Boxcars) manque d’épaisseur. Même style d’arrangement (un peu chargé cependant) pour Even Now chanté par Tim Stafford. Le titre que j’ai préféré est Turn The Page (une des meilleures chansons de Seger avec Still The Same qui n’est pas repris dans ce disque – sans doute trop rock) très bien chanté en mode blues par Gary Nichols qui avait succédé à Chris Stapleton dans The Steeldrivers. On retrouve à ses côtés ses anciens partenaires Tammy Rogers (fiddle) et Richard Bailey (banjo). J’aime aussi beaucoup Against The Wind (autre grand succès de Seger) par Tim Shelton, ancien chanteur de NewFound Road, à l’aise dans ce type de répertoire (il avait sorti en 2015 un excellent album de reprises de Jackson Browne). Carson Peters est un tout jeune violoniste. Sa voix est encore juvénile mais son punch remplace l’agressivité que mettait Bob Seger dans la version originale de Long Twin Silver Line et je trouve que c’est plutôt mieux. Webb et Luberecki sont très bons sur ce titre. Dans Roll Me Away, le chanteur americana Bill Taylor réussit l’exploit de retrouver le souffle épique que met souvent Seger dans ses chansons alors que ce rock reçoit ici un arrangement typiquement bluegrass. Le rock’n’roll Betty Lou’s Gettin’ Out Tonight vire au honky tonk dans la bonne version du chanteur de country Ward Hayden, agrémentée d’un solo de contrebasse de Mike Bub. Il reste deux slows pour finir. Le banjo fait office de piano dans We’ve Got Tonight, bien chanté par Jeff Parker (ex- Lonesome River Band et Dailey & Vincent, entre autres) et Josh Shilling (Mountain Heart) est très à son affaire sur le blues Main Street

 

Tony TRISCHKA

"Earl Jam" 

Je ne sais pas si les personnes qui téléchargent les albums pourront apprécier Earl Jam de Tony Trischka à sa juste valeur. Il fait partie des disques qui prennent leur pleine dimension après qu’on ait lu les pages du livret. Tony Trischka s’est fait connaître par son approche iconoclaste du banjo et du bluegrass mais avec son cinquième album solo, Hill Country paru en 1985, il avait montré son amour et sa profonde connaissance du bluegrass classique. Earl Jam, dont le répertoire est presque exclusivement composé de classiques pourrait apparaitre comme un nouvel hommage au bluegrass traditionnel enregistré à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Earl Scruggs. En lisant le livret, on apprend que Tony Trischka s’est en fait retrouvé destinataire d’une clé USB comportant plus de 200 titres enregistrés par John Hatford lors de jam sessions avec Earl ou la famille Scruggs dans les années 80 et 90. Bluffé par ce qu’il a entendu, il a choisi ses morceaux préférés et les a gravés en jouant note pour note les solos de Earl Scruggs (les back up sont de lui mais toujours dans le style de Scruggs). Le son est celui d’aujourd’hui mais on retrouve effectivement dans le jeu de Trischka tous les effets de main gauche de Scruggs et surtout son génie de la syncope. Les principaux partenaires de Trischka sont le fiddler Michael Cleveland, les mandolinistes Dominick Leslie et Jacob Joliff et le contrebassiste Mike Bub. Il n’y a que deux instrumentaux, Shout Little Lulu joué en solo par Trischka et Chinese Breakdown en formation bluegrass complète avec Stuart Duncan et Dominick Leslie. Il semble que personne ne puisse rien refuser à Trischka car la liste des chanteurs présents dans Earl Jam constitue un who’s who de la scène bluegrass, à commencer par les trois stars du moment, Billy Strings pour Brown’s Ferry Blues (avec un solo pas scruggsien du tout de Béla Fleck), Molly Tuttle (en duo avec Sam Bush) pour Dooley des Dillards et Sierra Ferrell pour le swing San Antonio Rose (avec les fiddles de Casey Driessen et Darol Anger) qui lui convient à merveille et le gospel Amazing Grace, joliment accompagné par les chœurs des trois sœurs McCrary. En plus de ces trois étoiles au firmament des années 2020, il y a deux grandes voix historiques du bluegrass. Del McCoury interprète Roll On Buddy avec son groupe (Tony Trischka à la place de Rob McCoury) et je le trouve meilleur que sur son propre dernier album (cf. plus loin). Il chante aussi un couplet et un refrain dans Little Liza Jane habituellement joué en instrumental. Pour ce titre, Trischka et Brittany Haas (fiddle) recréent la complicité de Scruggs et Hartford en se répondant au cours de leurs interventions. Dudley Connell est carrément royal dans Freight Train Blues, tout comme Michael Cleveland qui a superposé trois parties de fiddle. Comme McCoury, Connell chante un court passage dans un (faux) instrumental, Cripple Creek. Trischka, Joliff et Cleveland montrent qu’on peut faire de très belles choses avec l’un des titres les plus basiques du répertoire (à condition bien entendu d’avoir leur talent). Beaucoup d’enregistrements confiés à Tony Trischka étaient des duos entre Scruggs et Hartford et il reprend cette formule avec Bruce Molsky qui chante le traditionnel My Horses Ain’t Hungry en s’accompagnant au fiddle. Trischka a aussi invité une vedette country (qui vient régulièrement s’encanailler dans le bluegrass), Vince Gill, pour Bury Me Beneath The Willow. Michael Daves est moins connu que les autres interprètes bien qu’il ait enregistré un album en duo avec Chris Thile. Il collabore régulièrement avec Tony Trischka (sur son dernier album Shall We Hope) et se montre à la hauteur des autres chanteurs dans Casey Jones. J’ai gardé le meilleur et le plus inattendu pour la fin, Lady Madonna, que Earl Scruggs jouait de temps en temps sur scène avec ses fils au temps de The Earl Scruggs Revue. Ce succès des Beatles est formidablement chanté par Leigh Gibson (Gibson Brothers) avec le soutien vocal de son frère Eric et de Dudley Connell. Il y a un bon solo de Joliff. Trischka (et donc Scruggs par procuration) est excellent et le morceau se termine par une sorte de jam organisée réjouissante. Avec Earl Jam, Tony Trischka a trouvé une magnifique façon de célébrer l’œuvre de Earl Scruggs, à la fois ambitieuse, très originale (ça lui ressemble) et complètement respectueuse du père du banjo bluegrass (paradoxalement, ça lui ressemble aussi). 


 

 

The Del McCOURY BAND

"Songs of Love and Life" 

Del McCoury a 85 ans. Soit on considère que le verre est à moitié plein parce qu’il chante très bien pour son âge, soit on considère qu’il est à moitié vide parce qu’il ne chante plus aussi bien qu’il y a dix ans. C’était déjà perceptible dans Almost Proud (cf. avril 2022). Sa voix est moins souple, sa tessiture s’est un peu réduite. Heureusement, sur des chansons comme Treat Me Kind et Evangeline (Charlie Daniels), son phrasé scandé est toujours un modèle du genre. Plus encore dans Legend of the Confederate Gold, une bonne chanson qui rappelle The Butler Boys (sur l’excellent album Streets of Baltimore en 2013 – Le Cri du Coyote 137). L’arrangement accentue le côté mystérieux de ce titre. De ce point de vue, c’est une des rares satisfactions de Songs of Love and Life. Jason Carter, Rob et Ronnie McCoury jouent très bien mais c’est souvent sans surprise, alors que Rob notamment s’était sorti les tripes dans Almost Proud. Le duo de Del et Molly Tuttle dans She’s Heavenly n’apporte pas non plus grand-chose. C’est sympa de les entendre ensemble mais l’association de leurs timbres ne provoque pas d’effet particulier. Plusieurs chansons me semblent des fautes de goût, Red Cajun Girl, Sweet Music Man (Kenny Rogers) et surtout Only the Lonely de Roy Orbison. Un peu tard pour que Del s’attaque à ce tube du Caruso du rock. La voix de Del montre également ses limites dans deux titres dynamiques, bien arrangés pour le coup, Working on the WPA (signé Mark Simos) et, à moindre titre, Just Because, une bonne chanson popularisée par les Stanley Brothers. Il s’en tire mieux avec la valse Sad Solemn Sorrow et If You Talk in Your Sleep, un titre de la fin de carrière d’Elvis. Les fans de Del McCoury achèteront cet album par fidélité et nostalgie. Les autres préféreront réécouter Del & the Boys, It’s Just the Night ou Streets of Baltimore. Trois chefs d’œuvre.

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