lundi 26 février 2024

Lone Riders, par Éric Supparo

 

Oisin LEECH

"Cold Sea" 

On pense toujours être vaccinés. On a chopé le virus tellement de fois, ça ne peut pas recommencer. En tous cas pas aussi fort. Pas avec cette persistance. Pensait-il. Secoué comme un cocotier par un sublime Halfway Towards A Healing sorti sous la bannière The Lost Brothers, il y a six ans, on a gardé un œil et une oreille attentifs sur les faux-frères irlandais, Oisin Leech et Mark McCausland. Actif depuis plus de quinze années, le duo s’est fait une place parmi les formations les plus prisées de l’île, et ses prestations scéniques sont à la hauteur de sa réputation. 

Les années 2020 - période de pandémie, vous savez - ont invité Oisin Leech à une forme d’introspection, moins sur sa propre psychologie que sur ses rêves, ses inspirations, ses racines, sa géographie vécue. Longues nuits, feu de cheminée, guitare et poèmes de Seamus Heaney à portée de main, il écrit une série de chansons qui racontent une histoire, la sienne et celle de son paysage, la côte nord de l’Irlande, du côté de Malin Head, pointe septentrionale du comté de Donegal. Le vent, la pluie, l’isolement, le silence puis le rugissement de l’océan. Il décide d’emmener dans son road-trip Steve Gunn (excellent musicien de Brooklyn), et ils enregistrent ensemble neuf titres, épurés, réduits à l’essence même de ce qui fait une chanson. L’expression avant la virtuosité, l’émotion avant le commerce, des sonorités brutes et douces, du bois, des cordes (acier ou vocales), un exercice difficile tant il tient à la magie qui opère (ou pas) entre les compositions, leur interprétation, et la qualité des enregistrements. Si un des piliers s’effondre, l’édifice entier devient bancal. Chanter la pluie, l’océan, avec une guitare folk, on le sait tous, ça bascule soit dans un autisme embarrassant, soit dans le grandiose. Alors voilà, Cold Sea, n’est ni autiste ni timide. C’est un album rare, posé sur la voix incroyable d’Oisin, un organe d’un velouté assez inédit, une voix qui enveloppe tout dans une apesanteur divine, fait décoller les mélodies au moment juste, raconte sans effet et sans outrance. Ce voyage, arrosé d’eau salée et de Guinness, se vit les yeux fermés, avec, en moins d’une demi-heure, la puissance et la beauté naturelle des lieux dévoilées, magnifiées, suggérées. L’art d’Oisin Leech tient plus dans sa capacité à faire naître des images qu’à nous forcer à les voir. Un pouvoir magique, n’en doutez pas. 

La maladie m’a attaqué avec Color Of The Rain, puis avec October Sun (où M. Ward ajoute sa guitare au tableau, avec tact et talent, forcément). Jeff Tweedy (Wilco) plaisantait dernièrement dans un talk-show à propos de Dolly Parton. Dolly a écrit Jolene et I Will Always Love You la même journée. Jeff pense - avec son humour narquois - qu’elle aurait pu s’arrêter d’écrire après ça. Quand la magie vous gâte à ce point… Donc, Oisin, avec ces deux titres, a lui aussi tout ce qu’il faut pour se reposer sur ses lauriers. Et comme Dolly, il va poursuivre. Tant mieux. 

Accompagné par Tony Garnier (bassiste, entre autres, de Bob Dylan), les cordes de Roisín McGrory, le bouzouki de Dónal Lunny (qui a joué avec à peu près tous les musiciens qui comptent en Irlande, de Christy Moore aux Waterboys en passant par Paul Brady), Oisin Leech réussit avec Cold Sea un sans-faute intégral, qui enchante et réconforte, un opus que l’on peut qualifier de "folk-music" mais qui va au-delà des étiquettes. Un album qui aurait pu voir le jour en 1969 (on use et abuse de comparaisons avec Nick Drake dans la presse musicale, mais pour le coup, Empire ou Malin Gales laissent tous les suiveurs à distance, sans forcer), et qui sera toujours pertinent dans vingt ou cinquante ans. Quelques rares dates sont prévues ce printemps en France (dont une à Paris le 3 mai), profitez-en. De la beauté infinie, que voulez-vous de plus?

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