vendredi 18 novembre 2016

Chapeau bas, Éric Frasiak

SOUS MON CHAPEAU




"Chroniques" est sans doute le disque que j'ai le plus écouté, notamment tout au long de l'année 2013. Depuis, j'attendais, sans impatience, la suite à ce petit chef d'œuvre. Bien sûr, Éric Frasiak a su faire patienter ses supporters, d'abord avec "Mon Béranger…", puis avec son DVD enregistré au Théâtre de Bar le Duc qui levait un peu le voile sur ce qu'il cachait sous son chapeau avec six titres inédits jusque là. Il avait aussi, en guise de clin d'œil, publié un autre titre, "C'est beau Noël", sur internet.

"Sous mon chapeau", puisque c'est son titre, est là, enfin. Dès les premières notes, on retrouve l'univers musical bien particulier qui est celui de Frasiak. Quelques notes de guitare suffisent pour que l'on se retrouve là où on avait laissé le troubadour ardenno-meusien quatre ans plus tôt. Il ne faut pas croire cependant que rien n'a changé et qu'il se contente de ronronner.

Le premier changement tient à la notoriété d'Éric. Il ne parade certes pas dans les grands médias télévisuels mais son noyau de fidèles s'est élargi depuis deux ans. Son agenda est bien rempli et les kilomètres défilent au compteur de sa voiture. Sa notoriété a grandi sans qu'il fasse la moindre concession, en restant lui-même, authentique et sincère. Il fait partie des voix que l'on a envie, que l'on a besoin d'entendre, parce que le monde a changé. Il fait désormais partie des voix qui comptent. Les attentats, les guerres, la crise des réfugiés fuyant leur pays par dizaine de milliers, l'attitude hégémonique de la Russie de Poutine, M. Boulot toujours aux abonnés absents, la surenchère racoleuse de nos politiques, tout cela est source d'inspiration

Le premier titre, qui donne son nom à l'album est frappé au coin de la nostalgie, on y retrouve un peu l'esprit de "J'traîne" avec un effet crescendo qui nous amène à l'une des chansons fortes du disque, "Migrant", évocation d'un des grands drames du moment, à la fois en raison de ce que vivent les réfugiés et en raison des phénomènes de xénophobie qui se libèrent sans complexe autour de nous. Le rythme évoque l'Afrique pendant que les mots décrivent "dans ce bateau de misère, 500 visages d'effroi".



Avec "Colonie 6", c'est le goulag des temps modernes, celui de la Russie de Poutine, qui est évoqué. Le violon (Philippe Girardon), le violoncelle (Patrick Leroux) et le bugle (Patrice Lerech) donnent à ce titre une couleur musicale que l'on retrouvera par la suite.

Nostalgie à nouveau avec "Hôtel Richelieu", c'est la jeunesse en flashback, avec ses espoirs et son insouciance, c'est le temps où l'on croit que tout est possible.

"T'as c'qu'il faut" est une ode à la femme aimée, une forme de blason plein de pudeur et de tendresse comme un Brassens savait bien les écrire, mais avec les mots de Frasiak (et un joli solo de guitare électrique de Jipé).

"Espèce de cons" n'a pas besoin de commentaire, le titre dit tout. La connerie sous toutes ses formes est ici dénoncée avec un sourire fortement teinté de jaune. C'est l'occasion, pour ceux qui ne le connaitraient pas encore, d'entendre Jérémie Bossonne, un auteur compositeur interprète dont on reparlera, assurément, et qui chante ici en duo. Le public de Bar le Duc avait eu la chance de l'entendre à l'été 2015 dans le cadre d'une "carte blanche à Éric Frasiak".

"Je t'écris" est un beau moment de poésie et de tendresse, une belle mélodie, une guitare acoustique apaisée, une respiration qui se poursuit avec l'humoristique "C'est beau Noël" qui dénonce avec le sourire le côté mercantile de cette fête dévoyée depuis longtemps de son sens originel. Suit le traditionnel hommage à Léo Ferré avec "La solitude". Ferré, comme Béranger, fait partie des influences majeures de Frasiak (en ce qui concerne la chanson française) et il traite ici la composition dans un arrangement original où l'orgue et la trompette ont un rôle important, comme la guitare électrique de Jean-Pierre Fara qui se fend encore d'un solo inspiré. À ranger aux côtés de la reprise du "Paris-Lumière" de Béranger, deux titres dont on imagine aisément des versions scéniques s'étirant sur plus de vingt minutes.

On entre ensuite dans une trilogie pleine d'émotion. C'est d'abord "Le jardin de Papa", un jardin orphelin depuis octobre 2013, un bel hommage à un père qui doit être fier de celui qui chante "une des graines que t'a s'mées c'était moi". "44 tonnes", sur un ton plus léger, évoque le monde des routiers. Papa Frasiak était chauffeur mais la chanson est dédiée au frère d'Éric et aux routiers de l'Air Bleu, le restaurant que Romän tenait près du pont de Saint-Nazaire. "Je suis humain" est une chanson née de l'attentat de Charlie Hebdo. J'ai eu la chance d'en entendre la création lors d'un concert près de Nancy, quelques jours plus tard. La chanson a forcément évolué musicalement, les arrangements, avec cuivres et accordéon, changent l'habillage mais sans affaiblir le message: "Juste une plume trempée dans l'espoir d'un monde de fraternité".



"De l'amour, des fétiches" est comme une parenthèse, une évocation de la manière agressive dont la publicité déshabille les femmes. En 2012, il y avait eu "M. Boulot". En 2016 "Une ville de l'Est" est comme une sorte de bilan, d'inventaire lucide mais plein d'un espoir de ces cités autrefois pleines de vie et que la crise économique a frappées. C'est surtout un hommage à la dignité de ceux, autrefois migrants italiens ou polonais, qui restent attachés à ce qui est devenu leur terre, leur patrie.

"Sous mon chapeau" se finit par un feu d'artifice titré "Cuisine politique", une sorte de suite au "Magouille blues" de François Béranger. Le constat est dur et lucide. Tout le monde en prend pour son grade, l'humour est grinçant. Le titre s'étire sur près de sept minutes, chacun des impétrants est interpelé, la fin est assez déjantée, ce qui est heureux, c'est une dérision qui forme un rempart à un pessimisme excessif.

Ceux qui ont aimé "Chroniques" adoreront "Sous mon chapeau". Frasiak est resté lui-même, mélodiste et arrangeur hors-pair, interprète sensible qui sait nous parler avec des mots simples qui touchent chacun. Mais ce sont aussi des mots terribles et l'on a l'impression, pour employer une expression à la mode dans la cuisine politique la plus infâme, que la parole de Frasiak s'est décomplexée, pour la meilleure des causes, celle de l'humanité.

Ce disque va rester pendant des mois sur les platines de ceux qui viennent de l'acquérir. Pendant des mois, et davantage, il va nous livrer ses secrets les plus cachés, ceux que notre ami Éric, véritable artisan (au sens le plus noble du terme) de la chanson a mitonnés pour nous pendant quatre ans. "Sous mon chapeau" est désormais dans le domaine public et je ne doute pas que nombreux sont ceux qui vont se précipiter aux six coins de l'hexagone (et même au-delà, je sais qu'on l'espère aussi en Corse ou au Canada) pour le découvrir sur scène.

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