lundi 10 mars 2025

Bluegrass & Co., par Dominique Fosse

 

A.J. LEE & BLUE SUMMIT

"City of Glass" 

A.J. Lee & Blue Summit seront parmi les invités vedettes de la vingtième édition du prochain festival Bluegrass in La Roche. Le groupe était déjà venu en 2019. Scott Gates a depuis remplacé Jesse Fichman mais la formation californienne a toujours cette composition très particulière avec deux guitaristes solistes (Gates et Sullivan Tuttle, frère de Molly), une mandoliniste (A.J. Lee) et un fiddler (Jan Purat). Le contrebassiste Forrest Markowitz n’est pas crédité comme membre du groupe mais il est présent dans 11 des 12 titres de City of Glass, leur troisième album que m’avait chaudement recommandé Philippe Ochin l’été dernier (et que j’ai eu quelques difficultés à me procurer sinon je vous en aurais parlé plus tôt). Sans banjo ni dobro, avec deux guitares, A.J. Lee & Blue Summit n’est pas votre groupe de bluegrass habituel et aucune chanson n’est vraiment dans ce style. A.J. a un timbre pur, une jolie voix douce idéale pour des compositions calmes comme All I Know et surtout le magnifique slow I Still Think of Her, ou la seule reprise de l’album, le blues He Called Me Baby de Harlan Howard qu’avait aussi enregistré Patsy Cline et dont Blue Summit fait un arrangement habilement modernisé. La modernité passe aussi par les harmonies pop et la mandole (A.J.) dans Hillside. Sick on a Plane a un bon arrangement pop et un rythme entrainant mais j’ai trouvé le texte ridicule (ou alors il y a un sens caché que je n’ai pas compris). City of Glass qui a donné son titre à l’album est une autre composition de A.J. où elle montre la puissance de sa voix, bien soutenue par le banjo old-time de Luke Abbott. A.J. avait débuté avec le groupe de la famille Tuttle qu’elle retrouve dans I Can’t Find You At All, une composition de Sullivan et son père Jack qu’elle interprète en duo avec Molly. L’enthousiasme et le dynamisme de la voix de Scott Gates font contraste avec la douceur de A.J.. Bakersfield Clay est un blues lent avec pedal steel qui m’a moyennement plu mais qui se termine en yodle, ce qui fait toujours son effet. Scott est surtout épatant dans le swing rapide Toys et le boogie Sollicitor Man. Sullivan Tuttle ajoute encore une autre couleur à la palette sonore de Blue Summit avec sa voix chaude de baryton (un petit côté Johnny Cash) dans Seaside Town, relevé par une batterie, des chœurs féminins (Rainbow Girls) et un soupçon de guitare électrique. On notera aussi l’originalité de la pochette de City of Glass, un dessin de l’illustrateur belge François Schuiten. Hâte de revoir A. J. & Blue Summit sur la scène de La Roche-sur-Foron.


 

 

The GRASCALS

"20" 

Si le treizième album des Grascals s’intitule 20, c’est que le groupe célèbre ses vingt ans d’existence. C’est le troisième disque depuis le départ de son principal chanteur et membre fondateur Terry Eldredge. Vocalement, les Grascals semblent avoir retrouvé un équilibre avec le retour de Jamie Johnson (l’autre chanteur des débuts du groupe) aux côtés de John Bryan qui l’avait remplacé en 2015. Avec deux chanteurs aux registres similaires, le son des Grascals est forcément différent de l’époque où le timbre nasillard d’Eldredge contrastait avec celui de ses différents partenaires. Il demeure une constante cependant, les trios sont toujours parfaits avec l’harmonie baryton du contrebassiste Terry Smith. En plus du retour de Jamie Johnson, le groupe a un tout nouveau fiddler, Jamie Harper. Une recrue de premier choix puisque le nouveau venu a été membre de Sideline et du groupe de Junior Sisk et qu’il est l’auteur d’un album solo remarqué, Old Pal (Le Cri du Coyote 148). Deux titres de 20, Tennessee Hound Dog et Georgia Pineywood, proviennent du répertoire des Osborne Brothers, une des principales influences des Grascals à leurs débuts, et ce sont de belles réussites, restituant l’esprit Osborne Brothers avec un son actuel. Jamie Johnson interprète très bien Coal Dust Kisses, un bon countrygrass écrit par Jerry Salley, et I Go, une chanson rapide, assez moderne, une de ses quatre compositions pour cet album. John Bryan s’illustre particulièrement sur la mélodie mélancolique du slow I Need A Night Off et sur une des compositions de Johnson (coécrite avec Adam Haynes), Reflection, moderne également, avec un bon arrangement et la voix mixée en avant dans le style de Peter Rowan. Dans le même style, Just Let Me Know mené par le banjo de Kristin Scott-Benson n’est pas mal non plus. Jamie Harper interprète Some People Make It, un blues de Roger Miller avec un timbre qui rappelle celui de Terry Eldredge. Les Grascals ont aussi inclus un gospel, Come Jesus Come, chanté par Johnson. Les autres chansons m’ont paru moins intéressantes. En revanche le mandoliniste Danny Roberts signe 12th & Pine, un joli instrumental sous influence grismanienne qui a inspiré les trois solistes du groupe. 


 

 

Lluis GÓMEZ

"Dotze Temps" 

Lluis Gómez est un des tous meilleurs banjoïstes européens et sans doute celui qui fait preuve de la plus grande créativité. Il aime mélanger les cultures et les influences et il a réuni pour enregistrer Dotze Temps le violoniste français Raphaël Maillet, le guitariste tchèque Ondra Kozak et sa compatriote espagnole et fidèle contrebassiste Maribel Rivero. Lluis avait précédemment réussi le mélange du bluegrass et du flamenco avec le groupe Flamengrass et l’album Alegria (cf. avril 2022). Trois titres de Dotze Temps en sont le prolongement. Carol Duran, la chanteuse de Flamengrass interprète en duo avec Maribel Rivero une de ses compositions, Tardes de Juliol, et surtout le magnifique traditionnel Anda, Jaleo. Il y a des claps de mains dans cette dernière chanson qui accentuent le côté flamenco et qu’on retrouve comme seul soutien du banjo dans Alma, une des quatre compositions instrumentales de Lluis pour Dotze Temps. Dans la seconde, T’ho Vaig Dir!, l’influence de Tony Trischka est nettement perceptible. Dans ses interventions, Raphaël Maillet profite largement de la liberté que peut donner ce genre de titre. Lluis Gómez traîne à longueur d’année son banjo aux quatre coins de l’Europe, notamment au rassemblement bluegrass de Virton en Belgique qui lui a inspiré Virton Banjo Musette, une valse (musette) très bien jouée par les quatre musiciens. Les choses se calment un peu dans le quatrième instrumental de Lluis, Dora. On retrouve encore des sonorités espagnoles dans Barcelona Castaway qui, curieusement, est une composition de Ondra Kozak, moderne, avec un beau dialogue entre le banjo et le fiddle. Le dernier instrumental de Dotze Temps est Crunch Sister, très jolie composition de Maribel où chacun des quatre musiciens brille en solo et à laquelle Frank Solivan vient ajouter sa mandoline (forcément, ça ne gâte rien). Le banjo se fait plus discret sur La Dama d’Aragó, une chanson calme à nouveau magnifiquement interprétée par Carol et Maribel. Ondra Kozak chante deux titres, le standard Walk On Boy et Zradny Banjo, une traduction de Polka On The Banjo dont il interprète deux couplets en tchèque et le troisième en espagnol avec le soutien vocal de Maribel et Raphaël sur les refrains. Dotze Temps est à la fois une belle réussite collective de musiciens européens et un excellent album de Lluis Gómez.


 

 

Donna ULISSE

"Mountain Lilly" 

Le précédent album de Donna Ulisse, Livin’ Large (cf. janvier 2023), était un des meilleurs de sa discographie. Mountain Lilly, produit comme les trois précédents par Doyle Lawson, est plus inégal. Donna Ulisse a toujours su bien s’entourer. On retrouve à ses côtés Greg Davis (banjo) et Evan Winsor (basse) déjà présents sur Livin’ Large, Joe Swift (dobro) qui a joué sur des albums plus anciens de Donna et trois musiciens avec qui elle n’avait jamais enregistré : Jason Barie (fiddle), Jake Stargel (guitare) et Nate Burie (mandoline). Donna est une auteure-compositrice réputée. Elle signe neuf des dix titres de Mountain Lilly. Une chanson se détache, Don’t Time Drag, calme, légèrement swing, avec un arrangement tout en finesse qui colle parfaitement à ce titre composé avec Marc Rossi, partenaire d’écriture de longue date. Le slow Safe, la ballade Where The Lillies Grow avec un bon trio vocal, Rollin’ mené par le banjo et I’m Fallin’ sur un tempo rapide sont également très plaisants. Les autres compositions de Donna sont bien jouées, bien chantées mais très ordinaires. La seule reprise, It’s A Lovely, Lovely World qui fut un succès country pour Carl Smith puis Gail Davies, est le titre le plus réussi après Don’t Time Drag

 


 

Darin & Brooke ALDRIDGE

"Talk of the Town"

 The Life We’re Livin’, le précédent album de Darin & Brooke Aldridge (Le Cri du Coyote 170), était fortement influencé par la musique country tout en gardant des arrangements essentiellement bluegrass. Talk of the Town saute le pas avec six chansons faisant la part belle au piano, à la pedal steel et à la batterie (ainsi qu’au fiddle de Stuart Duncan), et trois autres arrangées en country acoustique. Il faut dire que la musique country convient particulièrement bien à la voix de Brooke qui interprète la très grande majorité des chansons. Parmi les arrangements country, Brooke brille particulièrement dans God Made de Lori McKenna, Here We Are de Vince Gill et la ballade (Now There’s) A Fool Such As I qui fut un succès pour Hank Snow et Elvis. Les arrangements country acoustique concernent surtout deux compositions de Darin et Brooke, Same Ole New Love et It Can’t Be Wrong, avec toujours la voix de Brooke en vedette mais aussi le dobro de Jacob Metz et le fiddle de Samantha Snyder. Le duo vocal de Brooke et Darin est remarquable dans Same Ole New Love. Darin chante deux titres dont A Million Memories composé par Vince Gill en hommage à Byron Berline. Le gospel Jordan est joliment chanté en quartet par Brooke, Darin, Ricky Skaggs et le chanteur country Mo Pitney dont la belle voix de baryton/basse rappelle celle de Josh Williams. Si Talk of the Town est indéniablement un disque réussi, il serait dommage que Brooke et Darin s’éloignent durablement du bluegrass car les deux chansons arrangées dans ce style sont parmi les plus belles de l’album. Ron Block est au banjo dans My Favorite Picture of You, une autre composition des Aldridge et ces derniers ont placé en tête de Talk of the Town une reprise bluegrass de The Price I Pay de Desert Rose Band. L’interprétation de Darin et Brooke vaut largement celle de la version originale par Chris Hillman et Emmylou Harris. Il y a un bon break de mandoline par Darin et l’invité vedette John Jorgenson joue un solo de guitare acoustique inspiré de son jeu à l’électrique dans l’enregistrement de Desert Rose Band.


 

mardi 4 mars 2025

Du Côté de chez Sam, par Sam Pierre

 

Laurent CHOUBRAC & Jean-Christophe PAGNUCCO

"Funambules" 

Je croyais avoir épuisé tous les superlatifs lorsque j'avais chroniqué Miettes d'éternité en ces colonnes (septembre 2022) mais je crois que je vais devoir en trouver de nouveaux avec Funambules, le nouveau double album de Laurent Choubrac et Jean-Christophe Pagnucco. Depuis leur précédent opus, les deux amis se sont produits de plus en plus souvent ensemble sur scène, et cela se sent dans la complicité qui les unit pour mettre en valeur des compositions, toujours de très haut niveau, paroles et musique. Est-ce de l'americana à la française, comme ils le disent? Est-ce de la chanson française moderne qui puise ses racines dans un passé au couleurs rock, folk, blues et country? Qu'importe l'étiquette, pourvu qu'on ait le plaisir, et ce dernier est au rendez-vous tout au long des vingt-deux titres. Comme d'habitude, Laurent et Jean-Christophe font (presque) tout tous seuls: compositions, instruments, chant avec leurs choristes Océane Baron et Dorothée Véron. Il faut noter cependant deux nouveautés importantes. La première est que Stéphane Ferronnier joue de la batterie sur bon nombre de titres (18). La seconde est que Jean-Christophe a offert une composition à Dorothée (Tu me fascines) et une autre à Océane (Faite comme ça). En dehors de cela, tout juste peut-on noter la présence de l'harmonica d'Yves Roux (J'ai quitté les miens) et du violon de Margot Desnos (La danse). Quant aux chansons, elles rivalisent de qualité tant sur le plan des textes, sérieux, humoristiques, tendres, nostalgiques, mais toujours intelligents, que des mélodies et des arrangements. S'il faut en citer quelques-uns, je commencerai par le premier, Un nouveau décor (Laurent), un folk song en forme de road trip musical, qui place la barre très haut mais plante, précisément, le décor de ce qui va suivre. Avec Indélébile, Jean-Christophe nous dresse une forme de bilan de sa vie, d'une manière étonnante quand on sait que la chanson a été écrite il y a vingt-cinq ans, ce qui dénote d'une faculté d'observation et d'une maturité précoce qu'on ne rencontre que chez les plus grands (cf. My Back Pages de Bob Dylan ou Hello In There de John Prine). Le mur en bas de chez moi et Chanter avec vous démontrent que Laurent n'est seulement un de nos excellents auteurs-compositeurs mais qu'il manie aussi avec talent la guitare électrique. Le Pays Haut est peut-être la chanson qui me touche le plus parce qu'elle évoque des lieux qui me sont familiers, ceux du bassin minier de Lorraine (Longwy pour Jean-Christophe) où la fraternité et l'humanité régnaient. Cette chanson est à ranger aux côtés d'autres trésors que sont Les mains d'or (Lavilliers) ou Monsieur Boulot (Frasiak). Un peu plus loin, Le train du temps (où Jean-Christophe est accompagné des seules guitares acoustiques de Laurent et lui-même) est un autre grand moment de beauté nostalgique où l'auteur évoque les amis perdus, le temps qui ne reviendra pas, sa mère ou son instit' trop sévère, les copains, les voyages et les concerts, avant de parler de son fils, des souvenirs qui sont les siens et de la trace qu'il a envie de laisser. Dans la même tonalité, Laurent enchaîne avec J'ai quitté tous les miens: "J'ai quitté tous les miens, j'ai pris la route un soir / J'ai quitté tous les miens, trouvé un peu d'espoir / J'ai quitté tous les miens, dit adieu à mes amis / Mais sur cette route, je n'ai trouvé que le blues". Je peux encore citer La danse, une magnifique chanson d'amour allégorique, avec juste deux guitares acoustiques et un violon. Chaque disque se termine par une chanson qui donne envie de remettre le suivant (ou le précédent). Il y a La chanson de Reggae (dédiée par Jean-Christophe, avec un grand sourire, au chien de Laurent), aux accents de country music avec un banjo qui entonne quelques notes de Oh Susannah. Quant à Appelle-moi, de Laurent, ode à l'amitié, elle permet aux quatre vocalistes, chacun(e) à son tour, de se mettre en lumière. Je ne sais pas si nos deux amis ont eu le vertige en enregistrant Funambules ("Funambules nous marchons sur un fil / Funambules, toujours en équilibre / Parfois si fragiles, le vide à nos côtés / Parfois si fragiles, le vent peut nous emporter"), ni s'ils ont eu le blues en chantant Danser le diable (Au creux de mon épaule), je sais seulement qu'ils ont encore réussi un sacré tour de force musical en offrant ce qui restera pour moi un des meilleurs disques de l'année, tous genres confondus.


 

 

Benjamin TOD

"Shooting Star" 

Benjamin Tod a une vie musicale bien remplie depuis une quinzaine d'années. Il a été à la tête de Black Heart Rebellion, Never Say Surrender, Spit Shine, Barefoot Surrender, The Teardrop Trio et surtout The Lost Dog Street Band, la plupart du temps avec sa compagne, la violoniste Ashley Mae. De nombreux enregistrements jalonnent ce parcours, certains, au début, ayant été diffusés sur MySpace. Benjamin a quand même trouvé le temps d'enregistrer trois albums totalement solo: I Will Rise (2017), A Heart Of Gold Is Heart To Find (2019) et Songs I Swore I'd Never Sing (2022). En 2022, après l'album Glory du Lost Dog Street Band, Benjamin a considéré qu'il était temps de mettre fin à la vie du groupe et d'enregistrer un nouvel album sous son nom mais, cette fois-ci, entouré d'autres musiciens, parmi lesquels John James Tourville (pedal steel, mandoline et guitares), Chris Scruggs (pedal steel et guitares), Billy Contreras (fiddle), Jeff Taylor (piano et accordéon), Dave Racine (batterie), Jack Lawrence et Dennis Crouch (basses) et même Sierra Ferrell qui chante en duo sur One Last Time. Dès l'introduction de I Ain't The Man, on est plongé dans la country music classique de la meilleure eau, aussi bien pour le thème que pour l'instrumentation. On retrouve le même climat dans Back Toward The Blue ou le tendre et apaisant Nothing More, alors que Mary Could You est un boogie-rock porté par le piano de Jeff Taylor. Le sautillant Satisfied With Your Love permet un dialogue très Texas swing entre piano et pedal steel guitare. Saguardo's Flower et Shooting Star ont un climat plus calme et intimiste, avec un côté sombre que l'on retrouve dans Like It Or Not, qui permet à Benjamin de mettre en valeur ses qualités de raconteur d'histoires. L'album se termine avec One Last Time où les voix de Benjamin et Sierra sont rejointes par un chœur féminin au parfum gospel. Apaisé et libéré de ses démons (drogue et alcool), Benjamin Tod démontre avec Shooting Star qu'il est prêt à reprendre le flambeau de la belle country music, comme son ami Jesse Daniel avec lequel il vient d'enregistrer deux superbes duos. 


 

 

LOST DOG STREET BAND

"Survived" 

Benjamin Tod avait enterré son groupe après Glory, en 2022 mais, après avoir enregistré son quatrième album solo, il a éprouvé le besoin de redonner vie à son Lost Dog Street Band parce qu'il avait en réserve un certain nombre de compositions qu'il a estimées faites pour le groupe. C'est donc tout naturellement que notre homme (chant et guitare) s'est retrouvé en studio avec Ashley Mae (fiddle et voix), Jeff Loops (contrebasse et voix), Ben Duvall (batterie) et John James Tourville (pedal steel, lap steel, guitares, mandoline, percussions) pour donner vie à cet album inespéré, justement intitulé Survived. C'est avec une énergie toute neuve et de nouvelles méthodes d'enregistrement (principalement live en studio, sans overdubs) que l'album a pris vie en cinq jours d'avril 2023, à Nashville. C'est le fiddle d'Ashley qui ouvre le bal pour Brighter Shade, et sa présence est le principal atout du groupe pour mettre en valeur les compositions toujours inspirées de Benjamin, au nombre de neuf avec, en prime, une reprise de Hubbardville de Larry Murray. Le son du groupe, sans rien perdre de son mordant, est plus poli qu'aux débuts, oscillant entre old-time, bluegrass (Lost Train avec son introduction a cappella), ballades country (Lonely Old Soul, If You Live Me Now) et folk (Lifetime Of Work). J'aimerais encore citer la chanson Survived qui referme l'album. Ce disque est une autre preuve du grand talent de Benjamin Tod et de sa capacité à se renouveler, mais aussi d'Ashley Mae qui constitue avec lui un couple dont la complémentarité musicale brille comme une évidence.


 

 

Tony GRIECO

"Midnight Train"

Tony Grieco a fait le choix de composer et chanter en anglais. Ce vétéran de la scène, par ailleurs excellent confrère chroniqueur, promène ses guitares sur les scènes, essentiellement parisiennes, depuis des lustres et nous offre aujourd'hui un album, Midnight Train, qui est une véritable photo panoramique des musiques américaines. Les premières notes du morceau-titre ne laissent planer aucun doute. On est de l'autre côté de l'Atlantique, dans un folk-rock plein d'âme qui nous ramène au meilleur des années 70. Tony a écrit toutes les chansons, paroles et musique, à l'exception du texte de Going Home For Love (écrit par Rebecca Morrison) et de celui de If The Road Could Turn (écrit par Héléna O'James et chanté par Sonya Heller). Il s'est entouré de quelques amis comme Michel Montvignier (basse), Anthony Beauvarlet (batterie), les sœurs Héléna O'James (voix) et Chloé Aujames (piano et voix) et de quelques pigistes de talent comme Nathan Cambruzzi (harmonica sur le bluesy Gimme Your Love) ou José Alvarez (orgue Hammond, claviers, arrangements de cordes sur Going Home For Love). Au long des quinze titres (l'album est long, plus long que prévu au départ, mais jamais lassant), Tony Grieco démontre avec une grande sensibilité sa connaissance et surtout son amour des musiques américaines, qu'il s'agissent du folk à la Woody Guthrie et Bob Dylan (dont il est un fin connaisseur), comme dans This Land Of Plenty et Wounded Knee Massacre, les ballades qui évoquent les grands espaces et le rock californien (Midnight Train, Follow Me Down), le blues (Gimme Your Love, I Remember You), les instrumentaux (Indian March où il joue de la slide, et Out Of The City avec Manu Bertrand au dobro), les chansons plus tendres (Hey Lady, Oh Sweet Angel) et même un rock à la Chuck Berry (Red Hair And A Pink Guitar). Excellent guitariste et chanteur sensible, l'ami Tony nous offre un album qui est aussi un véritable acte d'amour que l'on se doit d'apprécier sans modération.

mardi 7 janvier 2025

Bluegrass & Co., par Dominique Fosse

 

Sierra FERRELL

"Trail of Flowers" 

Cri du 💚 


Sierra Ferrell a été désignée révélation de l’année 2022 et artiste de l’année 2024 par Americana Music Association, et Trail of Flowers a été élu meilleur album 2024. Des récompenses dues en premier lieu à la très jolie voix de Sierra. Un très léger vibrato et une infime fêlure rendent instantanément émouvantes des ballades comme Wish You Well et Rosemary, d’autant que ces deux chansons ont de très jolies mélodies. Les autres atouts de Sierra sont la qualité de ses compositions et ses arrangements qui balaient un large spectre avec des ballades folk (No Letter) ou country (American Dreaming), des sonorités celtiques (I Could Drive You Crazy avec deux fiddles), du country-rock à la KT Tunstall (Dollar Bill Bar écrit avec Melody Walker), des rythmes indiens (Fox Hunt) et une chanson d’amour façon comptine (I’ll Come Off The Mountain). Il y a chez Sierra Ferrell un savant mélange d’anticonformisme dans son look et son histoire (ses tatouages, ses piercings, ses tenues et coiffures extravagantes, ses dix années sur la route, son passé de junkie) et de respect pour les traditions musicales américaines avec une chanson de train (Money Train), une murder ballad (Rosemary) et la présence d’instruments traditionnels de la country et du bluegrass (banjo, mandoline, violon, pedal steel). Elle remonte loin dans l’histoire de la country avec la seule reprise de l’album, la ballade swing Chittin’ Cookin’ Time in Cheatham County popularisée dans les années 1930 par Arthur Smith et arrangée dans un style proche de Hot Club of Cowtown avec des guitares électriques. En quelques années (Trail of Flowers est son deuxième album chez Rounder après deux disques autoproduits en 2018 et 2019), Sierra Ferrell est devenue incontournable. On la voit partout, aux côtés de Billy Strings, sur les albums de Tony Trischka, Cory Walker, des Black Keys, avec Lukas Nelson (le fils de Willie), Old Crow Medicine Show, Sierra Hull et les Travellin’ McCourys. Si ce n’est déjà fait, découvrez-la avec ce très bel album.


 

 

Dan TYMINSKI

"Live From the Ryman" 

Cela fait trente-cinq ans que Dan Tyminski est une des grandes voix du bluegrass (élu quatre fois chanteur de l’année par IBMA). Pourtant, sa discographie solo est bien mince: trois albums seulement auxquels il faut ajouter un 5 titres en hommage à Tony Rice (One Time Before You Go paru en 2022) et un disque qui n’avait rien à voir (ou si peu) avec le bluegrass (Southern Gothic). Dan Tyminski s’est surtout fait connaitre dans des groupes, d’abord par son association avec Ronnie Bowman comme le formidable duo vocal de Lonesome River Band puis comme le partenaire d’Alison Krauss dans Union Station. Sa notoriété a largement débordé le cadre du bluegrass puisqu’il a doublé George Clooney pour interpréter Man of Constant Sorrow dans le film O Brother, Where Art Thou (élue chanson de l’année par Country Music Association) et qu’il a été le chanteur du méga tube Hey Brother du DJ électro-pop Avicii qui s’est classé en tête des charts dans 18 pays (pas en France) et dépassé le milliard de streams sur Spotify. L’album en public Live From the Ryman sort seulement un an après le troisième disque de Dan, God Fearing Heathen (cf. juillet 2023) et il pourrait presque tenir lieu de "Best of" s’il avait inclus Hey Brother (repris en version bluegrass dans le dernier album) et une ou deux chansons de son excellent album Wheels paru en 2008 (cf. Le Cri du Coyote 107). Dan s’est entouré des mêmes musiciens que sur son dernier disque, soit trois membres de East Nash Grass (Gaven Largent – dobro, Maddie Denton – fiddle et Harry Clark – mandoline), Jason Davis (banjo) et Grace Davis (contrebasse). On retrouve quatre titres de God Fearing Heathen, deux chansons tirées des albums avec Alison Krauss, Man of Constant Sorrow, Modern Day Jezebel que Dan avait enregistré avec Jason Davis, une compo inédite de Dan (Whiskey Drinking Man) et quatre classiques. L’album est très bien joué par tous les musiciens, avec beaucoup de talent et d’énergie et une mention spéciale à Jason Davis qui a un son percutant que je trouve fantastique. Le petit défaut, c’est peut-être d’avoir joué l’instrumental Cumberland Gap et la chanson Let Me Fall sur des tempos un poil trop rapides, mais ça se justifie dans le cadre d’un enregistrement en public. La vedette reste la voix de Dan Tyminski. Il interprète God Fearing Heathen seul à la guitare. Il est formidable dans GOAT, Old Home Place des Dillards, Silence in the Brandy et The Boy Who Wouldn’t Hoe Corn qui est précédé d’une longue intro de dobro solo (plus de trois minutes). L’autre chanson tirée du répertoire d’AKUS est This Sad Song, une composition d’Alison Krauss et Alison Brown dont j’avais oublié l’existence et qu’il est très agréable de redécouvrir dans ce Live From the Ryman

 

LONESOME RIVER BAND

"The Winning Hand" 

Lonesome River Band a aujourd’hui plus de quarante années d’existence. Le groupe a connu ses grands succès entre 1990 et 2000 avec les chanteurs Ronnie Bowman, Dan Tyminski et Don Rigsby. Depuis près d’un quart de siècle, le banjoïste Sammy Shelor, devenu le leader du groupe, maintient la formation sur le devant de la scène bluegrass. Le dernier album, Heyday paru en 2022 marquait un tournant. Huit titres étaient joués avec Brandon Rickman, guitariste et chanteur du groupe pendant 20 ans, et Barry Reed à la basse. Les quatre autres morceaux permettaient de découvrir les deux nouveaux membres de Lonesome River Band, le jeune mandoliniste Adam Miller et le bassiste Kameron Keller (ex Jr Sisk et Grasstowne, entre autres). Dans l’opération, Jesse Smathers est passé de la mandoline à la guitare. C’est avec cette nouvelle formation que les quatorze titres de The Winning Hand ont été enregistrés. Smathers et Miller se partagent les chants. Ni en solo ni en duo leurs voix ne rivalisent avec les riches heures passées du groupe. En revanche, les trios vocaux avec Sammy Shelor sont des modèles du genre et instrumentalement, c’est de très bon niveau. On connait l’excellent style Scruggs de Shelor (élu 5 fois banjoïste de l’année par IBMA), les qualités du fiddler Mike Hartgrove (dans le groupe depuis 2001 après avoir été membre de Quicksilver puis de IIIrd Tyme Out). Adam Miller est lui aussi un excellent soliste (Queen of Hearts) et Smathers est aussi à l’aise dans un blues (Near Mrs), un titre moderne (Hang Out for the Heartbreak) que dans solo inspiré du style de Tim Austin, guitariste originel et fondateur de Lonesome River Band (Nothin’ Comes To Mind). Lonesome River Band a heureusement renoncé à jouer avec un batteur, ce qui avait gâché plusieurs disques enregistrés il y a une dizaine d’années. Le son du groupe est fourni mais il est dommage que les arrangements ne soient pas plus créatifs, avec des interactions entre les instruments. Les solos s’enchainent de manière on ne peut plus classique. Côté répertoire, il y a trois reprises, That’s Why Trains are Lonesome (Blue Moon Rising), Brown Hill (Lost & Found) et Tom & Jerry (attribué à Tommy Jackson), seul instrumental de The Winning Hand. Parmi les autres chansons, c’est grâce à son texte humoristique que Hard Work pourrait connaître un beau succès. Le mélange bluegrass classique/countrygrass a longtemps fait la réputation de Lonesome River Band. Dans The Winning Hand, c’est le blues qui domine avec des titres classiques parmi lesquels on distinguera Blues of the Night et surtout Oh Darlin’. Lonesome River Band nous offre aussi des titres plus modernes comme Effingham County et Charlottesville sur une rythmique blues-rock.

 

BLUE HIGHWAY

"Lonesome State of Mind" 

Lonesome State of Mind est le treizième album de Blue Highway en trente ans de carrière. Le précédent, Somewhere Far Away (Le Cri du Coyote 163), date d’il y a déjà cinq ans. Il faut dire que le système économique a changé pour le bluegrass comme pour d’autres genres musicaux. Les artistes sortent désormais essentiellement des chansons en "single". Dans le temps ç’aurait été des 45 tours, aujourd’hui c’est du téléchargement. C’est ce qu’a fait Blue Highway avec les chansons On The Roof of the World et Lonesome State of Mind parues successivement en 2022 puis The North Side en 2023. Toutes trois sont placées en tête du nouvel album, composé uniquement de créations des membres du groupe, comme c’est le cas depuis plusieurs disques. Lonesome State of Mind est tout à fait dans la continuité de l’œuvre de Blue Highway. La pochette rappelle d’ailleurs celle de It’s A Long, Long Road, leur premier disque. La formation est presque la même qu’à leurs débuts. Seul le dobroïste a changé. Rob Ickes semblait irremplaçable et pourtant, comme sur l’album précédent, Gary Hultman parvient à nous le faire oublier. Wayne Taylor interprète six des dix chansons, la plupart écrites par Tim Stafford. En plus de Lonesome State of Mind et du countrygrass On the Roof of the World qui se sont déjà hissés dans les cinq premières places des charts bluegrass, il chante notamment Soil and Soul, au rythme marqué, typique du style Blue Highway (et de l’écriture de Stafford, ici avec Thomm Jutz) et Randall Hayes, également assez moderne avec une intro de dobro dans le style de Jerry Douglas. Gary Hultman chante, pour la première fois sur un disque de Blue Highway, une autre composition de Stafford. Shawn Lane interprète trois compositions personnelles, le gospel Why Did I Wait So Long – une valse bien chantée mais quelconque, le bluesy Just Like Today et The North Side, tous deux très bien arrangés, Lane (mandoline) et Hultman se distinguant particulièrement. Quand on compare les disques de Blue Highway et Lonesome River Band, deux groupes majeurs du bluegrass depuis trente ans et plus, ce qui frappe, c’est la sophistication des arrangements chez Blue Highway, le dialogue permanent entre les musiciens alors que ceux de LRB se contentent de se succéder en solo. Le répertoire est complété par deux bons instrumentaux, Emerson composé par le banjoïste Jason Burleson en hommage à Bill Emerson, et Bull Moose écrit par Shawn Lane. Pas loin du niveau des meilleurs albums récents de Blue Highway, The Game et Somewhere Far Away

 

BROKEN COMPASS BLUEGRASS

"Through These Trees" 

Through These Trees est le troisième album de Broken Compass Bluegrass en deux ans (dont un double disque en public). Ces jeunes gens (20 ans en moyenne) ne perdent pas de temps. Ceux qui ont vu le groupe sur scène l’été dernier à Craponne ou La Roche-sur-Foron auront sans doute retenu les joutes instrumentales entre Kyle Ledson et Django Ruckrich, deux musiciens qui excellent à la guitare comme à la mandoline. Ce qui surprendra peut-être dans Through These Trees est l’importance prise dans ces enregistrements en studio par le fiddle de Mei Lin Heirendt, sa complicité avec la mandoline lors de nombreux passages en duo. Dans le groupe, chacun interprète ses propres compositions. Kyle Ledson confirme toutes les qualités décelées dans son album solo Left It All Behind (Cri du cœur dans Le Cri du Coyote 168). Les quatre chansons qu’il a écrites coulent comme des évidences. Sa voix domine les arrangements. C’est de loin le meilleur chanteur du groupe. Try se prolonge sur sept minutes avec un dialogue guitare-mandoline et une intervention en solo du contrebassiste Sam Jacobs. Le seul reproche qu’on pourrait faire à Ledson est que The Alien Song, Try et Set In Stone ont des tempos similaires mais c’est sans importance dans un album où ces chansons sont intercalées avec les compositions des autres membres du groupe. Vocalement, Mei Lin manque de puissance à certains moments, de maturité (elle n’a que 18 ans) mais elle a un timbre agréable et c’est une formidable violoniste. Ses compositions sont aussi remarquables que celles de Ledson. Comme lui elle affectionne les tempos rapides, sauf pour le début de Discovering Me, plus lent mais dont le rythme s’accélère pendant la partie instrumentale. Mei Lin signe également le bon instrumental Circustown. Django Ruckrich a une voix très nasillarde, pas vraiment agréable. Comme Ringo Starr sur les albums des Beatles, il ne chante qu’un titre, Steel & Rust, et c’est bien comme ça. Partout sur l’album, comme ses camarades, il confirme ses qualités de musicien avec davantage de respect pour les mélodies que sur scène. Through These Trees pourrait de ce fait plaire aussi à ceux qui ont trop vite pris Broken Compass Bluegrass pour un jamgrass californien de plus.