"Éclats"
Patrick Le Moal est un ce qu'on appelle un oiseau rare, d'une espèce, non pas en voie de disparition, mais à préserver absolument. Nourri au folk, au blues, au rock, de Bob Dylan à Lou Reed, il possède en prime une plume digne des plus grands représentants de la chanson française. Trois ans après Stop ou Encore, il a choisi la deuxième branche de l'alternative, malgré les obstacles (notamment financiers) pour mener à bien son projet et nous propose Éclats, un album riche de dix titres "dédié aux indiens dans ce monde de cow-boys" ce qui situe bien l'esprit dans lequel notre Toulousain d'adoption l'a réalisé. Aux côtés de "P.J." (voix et guitare acoustique, paroles et musique), on trouve Bruno Wirtz (guitares électriques, claviers, chœurs, programmations et enregistrement), Dan Collet (basse), Olivier Bailly (accordéon) et Angéline Bailly (chœurs). Je ne vais pas me livrer à une analyse détaillée de chaque titre car tout est bon et, s'il faut résumer, je dirai simplement que Jacques Higelin, Alain Bashung ou Jean-Pierre Kalfon (toujours vivant), ont trouvé un digne héritier. En ce qui concerne les textes, il suffit de citer quelques titres pour situer le niveau d'ensemble: Un jour je recollerai tous les morceaux, Nos chevaux galopent dans la nuit lentement, Alors comme ça la terre est plate… Les titres s'écoulent paisiblement, s'écoutent attentivement, entre rock tranquille et folk habité. Je citerai quand même Sans toi ("Sans toi / Que serais-je devenu? / Un Vieux chanteur pour Dames?"), Des millions ("Je suis l'homme au manteau couleur de brique / Qui marche dans l'ombre des statistiques / Celui qui brille par son absence / Je suis celui qui ne gagne pas la course"), ou encore Au large d'Ouessant, hommage à la terre de ses ancêtres ("Au large d'Ouessant / Sous des écharpes d'écume / Le temps prend son temps / Là-haut où la lande se glisse / Jusqu'au bord du précipice / Un matin du mois de mai / Me lanceras-tu un bouquet?"). Les textes sont souvent tendres mais aussi pleins d'un humour doux-amer qui en fait tout le charme (écoutez par exemple Alors comme ça la terre est plate). Avec une dizaine d'albums à son actif, PJ Le Moal s'impose plus que jamais comme un des meilleurs représentant de la chanson rock française et, même s'il est celui qui ne gagne pas la course, il mérite pour moi d'être tout en haut de cette rubrique.
"The Sacred In The Ordinary"
Bobbie (française, comme son nom ne l'indique pas plus que son choix de chanter dans la langue de Dylan) commence à acquérir une certaine notoriété dans son pays. Il faut cependant se méfier des étiquettes que la presse hexagonale se sent obligée de lui accoler (sans pour autant se plaindre qu'on parle d'une artiste qui le mérite). Disons simplement que Bobbie est une excellente chanteuse, à la voix pleine d'âme, qui interprète de belles chansons qu'elle à écrites elle-même (dont deux en co-écriture avec Sébastien Gohier: They Don't Show It In Movies et Nothing Ever Lasts). Bobbie a été invitée aux Francopholies de La Rochelle et, plus récemment à l'émission de télévision Taratata. On la range un peu hâtivement dans la catégorie country mais, malgré la présence de la steel guitar du toujours remarquable Manu Bertrand sur huit des onze titres, elle démontre qu'elle évolue dans un registre plus large. Elle revendique d'ailleurs comme influences Joni Mitchell et Dolly Parton qui sont loin de s'être cantonnées à un seul genre musical. L'emploi des cuivres sur Nothing Ever Lasts nous conduit aux frontières de la soul music alors que The Sacred In The Ordinary avec les claviers de Michel Amsellem et une section de cuivres a un parfum de gospel country. Les titres plus dépouillés comme Mom, Let Me Go (piano / voix) ou les plus orchestrés (I Need You More Than I Want You, Losing You, Last Ride, Back Home) ont un point commun: la sensibilité avec lesquels Bobbie les interprète. Elle est, ce qui ne gâte rien, accompagnée par une bande de musiciens plus talentueux les uns que les autres au nombre desquels (outre Manu Bertrand et Michel Amsellem) je citerai Glenn Arzel (guitare acoustique), Philippe Entressangle (batterie), Marcello Giuliani (basse) Sébastien Gohier (synthétiseur et guitare électrique), Jerry Raharison (orgue). Alors, country, folk, soul, gospel, peu importe. Chacun y trouvera son compte, sans réserve.
"Le Silence"
Le talent fleurit un peu partout en France, et c'est du côté de Chartres qu'a éclos celui de Valentine Lambert. Née dans une famille d'artistes, avec une mère artiste-peintre et un père musicien, Valentine avait le choix. Pour le bonheur de nos oreilles, c'est l'héritage paternel qui l'a emporté. Papa (Urbain Lambert), qui est le talentueux guitariste de Martha Fields, a initié très jeune sa fille à l'art de la six-cordes. Après deux EP (Un Millénaire en 2018 et Nomade en 2021), Valentine publie aujourd'hui son premier LP, Le silence. La jeune femme dit avoir pour références Bob Dylan, Emmylou Harris et Norah Jones, mais elle a d'ores et déjà un style qui n'appartient qu'à elle, un folk enrichi de son amour pour la pop. Valentine à le souci d'incorporer des sonorités modernes dans ses compositions au départ plutôt de facture classique, et il n'est pas étonnant qu'elle revendique comme nouvelle influences Xavier Rudd, Sarah Jarosz et First Aid Kit. Pour ce faire, elle s'est entourée pour la production et les arrangements de Manu Bertrand (le David Lindley français – même si je ne l'ai jamais entendu jouer de violon) et Roxane Arnal. Le choix est gagnant, et ce n'est pas une surprise pour ceux qui connaissent Manu Bertrand. Quant à Roxane Arnal, je vous invite à vous reporter à son album Elior (featuring Baptiste Bailly) chroniqué en ces mêmes colonnes en février 2023. Toujours est-il que Le Silence nous apporte un vent de fraîcheur bienvenu en ces temps pour le moins moroses. En douze chansons, Valentine nous embarque dans ses voyages, sans susciter d'autre envie que celle de la suivre. Pour débuter, J'suis comme ça est une espèce d'autoportrait musical qui fait qu'on aime la jeune femme, tendre et malicieuse, sans avoir besoin de la connaître. Le jeu de guitare est excellent, la voix est claire, souple et bien posée, sans tic ni chichi. On entend et on comprend chaque mot, chaque syllabe, ce qui est devenu bien rare dans la chanson française moderne. Le rythme est parfois enlevé (Road movie, Polaroïd avec un banjo endiablé, Le veilleur de minuit aux accents knopfleriens), teinté de swing (J'ai pas l'temps), parfois plus calme, voire nostalgique (Je pense à hier, Boom dans mon cœur, Joli mois de mai), mais avec toujours la même qualité aussi bien dans les textes que dans les mélodies, sans oublier les arrangements pleins de trouvailles qui se révèlent au fil des écoutes. S'il fallait distinguer deux titres, je citerai d'abord Elle s'appelle Jane qui démontre que Valentine sait brosser un portrait, en l'occurrence celui d'une personne ordinaire, avec des mots pour pinceaux, à la manière des meilleurs songwriters américains. Et puis (et surtout?) il y a Le silence, qui referme l'album pour mieux nous inviter à le rouvrir sans attendre. Cette délicieuse ballade repose essentiellement sur la voix et la guitare acoustique de Valentine, avant que la Weissenborn de Manu ne vienne lui conférer une dimension supplémentaire. Si je sais d'où vient Valentine Lambert, je ne sais pas jusqu'où elle ira. Très haut j'espère, car je ne me souviens pas d'avoir entendu une autrice-compositrice-interprète de ce calibre, dans ce genre musical (disons, pour simplifier, le folk à la française) depuis la regrettée et mésestimée Anne Vanderlove.
"By The Way"
Avec les Supersoul Brothers, on prend la direction du sud-ouest de la France et on change totalement de style musical. Comme le nom du groupe l'indique, on est dans le territoire de la soul music, du rhythm & blues, du funk. L'ensemble est articulé autour de la voix de David Noël dit Feelgood Dave) qui n'a rien à envier à celles de ses modèles. C'est aussi une bande de musiciens d'une grande unité et, d'ailleurs, onze des douze titres sont composés et arrangés par le groupe (les textes étant signés par David Noël et Claire Rousselot-Paillez). Les membres du groupe sont Ludovic Timoteo (basse), Fabrice Seny-Couty et Olivier Pelfigues (batterie), Pierre-Antoine Dumora (guitares), Julien Stantau (orgue et claviers), Julien Suhublette (trombone à coulisse) et Claire Rousselot-Paillez (voix). Une section de cuivres est également présente sur le premier titre, Toy Party Time, très funky, et le dernier, Changing The People (Take My Hand). On pense souvent aux Temptations ou à James Brown, voire à Little Richard, tout au long d'un album sans temps mort, avec des moments forts comme Gimme Somme Soul, Father, Yeah! Yeah! Yeah!, By The Way ou encore Play It Like A Sister, chanté par Claire Rousselot-Paillez (sélection totalement subjective et variant selon les écoutes). J'ai un faible pour l'un des titres les plus tranquilles du disque, One More Day, sur lequel plane l'ombre tutélaire et géante d'Otis Redding. Jean-Christophe Pagnucco avait précédemment souligné en ces colonnes la qualité du groupe en concert (The Road To Sound Live, chronique parue en février 2023). Quand on sent l'énergie que les Supersoul Brothers parviennent à capter en studio, on ne peut qu'être convaincu de ce qu'ils sont capables de faire sur scène.
"How Much Is Enough Volume One"
Qu'il semble loin le temps où le jeune Ian MacDonald faisait des débuts discrets en 1967 avec Fairport Convention. Depuis, il est devenu Ian (puis Iain) Matthews et a enregistré des dizaines d'album en solo, en duo, en groupe, toujours différent et toujours le même, porté par un talent certain et un amour de la musique qui ne l'est pas moins, multipliant les expériences, d'Angleterre aux États-Unis, des États-Unis aux Pays-Bas. The Art Of Obscurity, paru en 2013, était annoncé par Iain comme son dernier album solo et pourtant, après de nouveaux disques enregistrés avec Matthews Southern Comfort, The Matthews Baartmans Conspiracy et The Salmon Smokers, notre homme est de retour avec How Much Is Enough Volume One (ce qui ne signifie pas qu'il y aura nécessairement un volume deux). Combien est assez, ou comment ne pas faire le disque de trop? C'est un peu l'esprit dans lequel Iain était quand il a demandé à BJ Baartmans de travailler avec lui pour ce qui était peut-être son dernier album (refrain familier). Mais la qualité des chansons proposées (12 compositions originales et une reprise, To Baby de Billy Rose) et le plaisir que les deux hommes ont eu de retravailler ensemble ont fait oublier cette question existentielle, au moins jusqu'au prochain disque. Iain sait qu'il approche de la fin de son voyage de songwriter, mais il ne peut pas cesser de d'écrire des chansons (et il le fait de mieux en mieux) comme il l'explique en introduction du livret du disque. Quant à Bart-Jan Baartmans, il écrit simplement: "Quiconque a suivi Iain depuis les 60 dernières années, qui aime la qualité de l'écriture de ce chanteur si subtil, le son naturel d'un grand groupe americana ou qui se soucie de la musique qui vient du cœur doit écouter cet album. Il est définitif, et peu importe ce qui vient ensuite". Alors, écoutons et savourons. La voix, d’abord, intacte, avec ce petit voile qui en a toujours fait le charme. C’est à peine, en tendant d’oreille (par exemple dans The New Dark Ages), si l’on se rend compte que plus d’un demi-siècle s’est «écoulé depuis If You Saw Thro’ My Eyes. Les arrangements, ensuite, fidèles à ce qu’a toujours été Iain et en même temps si actuels. Celui qui a survécu aux seventies et a failli sombrer dans les eighties n’a jamais aussi bien maîtrisé son sujet. Le chansons ne sont pas en reste, de Ripples In A Stream à To Baby, on se régale. S’il faut parler des moments forts, j’ai envie de citer Where Is The Love, Good Intentions, Santa Fe Line ou encore Turn And Run. Et plus il y a l’enchaînement entre How Much Is Enough (qui pose les questions évoquées plus haut) et I Walk (coécrit avec Andy Roberts) qui y répond: "Je marche pour sentir la musique / Pour secouer la musique et la libérer du rythme des graviers sur le chemin sous mes pieds / Ces vieilles Adidas battant le tempo avec chaque syllabe et rime / Jusqu'à ce que la chanson soit complètement mienne / C'est pour cela que je marche". Il y a aussi Rhythm & Blues (qui évoque fortement Down In The Valley To Pray) et qui cité quelques héros du genre, Bessie Smith, Duke Ellington, Billy Strayhorn, Nat King Cole, Charlie Parker, Miles Davis, Thelonious Monk, James Brown, Aretha Franklin, Marvin Gaye, John Coltrane, Stevie Wonder, mais aussi Malcolm X, Cassius Clay et Martin Luther King. Quant aux musiciens, autour de BJ Baartmans le maître d'œuvre multi-instrumentiste, ils sont impeccables, en particulier Sjoerd Van Bommel (batterie et percussions) et Mike Roelofs (claviers en tous genres). How Much Is Enough peut aparaître comme un disque inattendu mais il était espéré par tous ceux, trop peu nombreux, qui aiment Iain Matthews depuis longtemps et pour qui le mot assez n'est pas d'actualité.
David RODRIGUEZ & The RHYTHM CHIEFS
"Rise And Shine"
David Rodriguez né en 1952 à Houston, Texas, est décédé à Dordrecht, Pays-Bas, en 2015. Il était ce que l'on appelle un artiste culte, plus connu de ses pairs que du grand public, et moins connu que sa fille Carrie Rodriguez, un temps partenaire de Chip Taylor. C'est Lyle Lovett qui me l'avait fait découvrir par la reprise de sa composition Ballad Of The Snow Leopard And The Tanqueray Cowboy. Peu de temps avant sa mort, David a réenregistré 9 de ses chansons aux Pays-Bas, où il s'était établi, avec le groupe local The Rhythm Chiefs (Dusty Ciggaar à la guitare lead, Danny Van't Hof à la batterie) & Rafael Schwiddessen à la basse). Près de dix ans plus tard, ces enregistrements sont enfin livrés aux oreilles avides des trop rares fans de ce grand songwriter. Ballad Of The Snow Leopard And The Tanqueray Cowboy est là, bien sûr, parmi quelques autres de ses meilleures compositions, The Friedens Angels, The Lonesome Drover, Wonder How It Feels ou Ballad Of Wanda Jewell. Il n'y a qu'un titre qui me paraît inédit, South Holland Woman, qui évoque irrésistiblement (et c'est tout sauf un hasard) Colorado Girl de Townes Van Zandt. Mieux que tous les éloges funèbres, Rise And Shine rend justice à un artiste qui avait parmi ses admirateurs, outre Lyle Lovett, Lucinda Williams et Butch Hancock et qui avait partagé la scène avec Townes van Zandt, John Prine, Blaze Foley et bien d'autres.
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