mercredi 18 septembre 2024

Bluegrass & Co, par Dominique Fosse

 

AUTHENTIC UNLIMITED

"So Much For Forever" et "Gospel Sessions Vol. 2" 

Doyle Lawson & Quicksilver enregistrait un album chaque année, alternant albums gospel et profanes. Formé par trois de ses musiciens quand Doyle a pris sa retraite, Authentic Unlimited fait un choix à peine différent en sortant, tous les deux ans et simultanément, un disque gospel et un disque profane. Les deux premiers étaient parus en 2022 (chroniques de février 2023 et avril 2024 – pas au top de l’actualité sur ce coup-là). So Much For Forever et Gospel Sessions Vol. 2 forment la cuvée 2024. Les albums gospel de Quicksilver ont souvent été plus intéressants que les autres et c’est aussi le cas pour Authentic Unlimited. Dans les deux albums, tout est au cordeau, bien joué, bien chanté, très bien enregistré, pas un poil d’harmonie qui rebique. Mais c’est un peu trop lisse à mon goût, ça manque d’originalité, surtout en ce qui concerne So Much For Forever. L’album commence pourtant très bien avec Big Wheels, un titre rapide, dynamique, une composition du bassiste Jerry Cole, avec des harmonies vocales dans l’hyper-aigu qui captent l’oreille. Cette chanson de camion devrait servir de locomotive à l’album. Elle est d’ailleurs rapidement grimpée au sommet des charts bluegrass. Le titre suivant, Goodbye, est une émouvante chanson sur les difficultés de la séparation. Également écrite par Cole, elle est très bien interprétée par le guitariste John Meador, un tenor avec une voix "tout là-haut", douce sans jamais être mièvre. Je trouve la suite très bien faite mais un peu trop tranquille, avec une majorité de ballades et de countrygrass (Fall in Tennessee avec Jerry Douglas en guest au dobro, Ain’t Got Time avec des percussions), et quand les tempos sont plus rapides, ça manque d’un soupçon d’originalité (Reflection). J’ai préféré à ces chansons les deux instrumentaux, l’élégant A Drive At Dusk du mandoliniste Jesse Brock et le fiddle tune Benfield Line signé du violoniste Stephen Burwell avec de jolis passages en duo fiddle – banjo (Eli Johnston).

Gospel Sessions Vol. 2 n’est pas plus original mais, par nature, le classicisme sied au gospel (rares sont les formations comme The Steeldrivers qui réussissent à s’en éloigner (Tougher Than Nails – cf. avril 2024)). Comme Big Wheels dans So Much For Forever, un titre se détache, Wings Of Love, une des deux compositions signées des cinq membres du groupe. C’est un swing entrainant, avec un bel arrangement vocal en quartet dans le style barbershop, agrémenté d’un duo instrumental entre Brock et Burwell. Un autre quartet (You’ve Been A Blessing To Me) met à l’honneur la partie tenor de Meador et la voix de basse de Jesse Brock. Dans Thank You Lord For Grace, Meador chante un peu dans le style de Jamie Dailey (autre ancien de Quicksilver). Il y a une jolie fin a cappella sur Memories of Home. La ballade To The Cross est interprétée en duo par Cole et Meador. La moitié des titres sont chantés à quatre voix et les Authentic Unlimited maîtrisent parfaitement l’exercice. Pas un chef d’œuvre mais, à part les Steeldrivers, il n'y aura pas beaucoup de groupes en fin d'année pour les concurrencer pour l'album gospel 2024. 


 

 

Béla FLECK

"Rhapsody In Blue" 

Dans le livret qui accompagne cet album, Béla Fleck raconte avoir aimé très jeune et dès la première écoute Rhapsody in Blue de George Gershwin. De nombreux amateurs de bluegrass français ont pu découvrir l’adaptation qu’il en a fait lors de sa tournée européenne My Bluegrass Heart en janvier 2024 (elle est notamment passée par Maisons-Alfort). Cette version intitulée Rhapsody in Blue(grass) a été enregistrée avec les musiciens de la tournée. Elle figure en tête de l’album mais, chronologiquement, c’est la seconde créée par Fleck. C’est pendant le confinement qu’il a entrepris d’adapter au banjo la partie de piano de l’œuvre de Gershwin pour la présenter pour la première fois au public en 2023 avec l’orchestre symphonique de Nashville. C’est ensuite qu’il a pensé à l’adapter avec les musiciens bluegrass qui l’accompagnaient pour la tournée My Bluegrass Heart, Sierra Hull (mandoline), Bryan Sutton (guitare), Michael Cleveland (fiddle), Mark Schatz (basse) et Justin Moses (dobro). Pour compléter l’album, Béla Fleck a concocté une troisième version, Rhapsody in Blue(s) avec Sam Bush, Jerry Douglas (dobro) et Victor Wooten (basse). 2024 étant l’année du centenaire de la création de Rhapsody in Blue, Fleck a ajouté deux œuvres de Gershwin qu’il joue en solo. Rialto Ripples est un ragtime assez connu alors que Unidentified Piece for Banjo n’avait jamais été enregistré. C’est également un ragtime que Fleck joue sur un instrument à cordes en nylon avec la virtuosité qu’on lui connait. Des trois versions de Rhapsody in Blue, ma préférence va très nettement à l’arrangement pour instruments bluegrass. Je trouve la version symphonique artificielle. Il y a plusieurs dizaines de musiciens dont une quarantaine de cordes et c’est souvent déséquilibré à côté d’un banjo qui sonne tout sec parce que la mélodie lui impose de jouer en single string. Béla Fleck n’est pas le premier à s’essayer au mariage d’un instrument bluegrass et d’un grand orchestre (Krüger Brothers, Steep Canyon Rangers). Jusqu’à présent, aucune expérience ne m’a vraiment convaincu. La version bluegrass est magnifiquement arrangée. Les instruments se relaient pour présenter la mélodie. Fleck n’est pas systématiquement en single string comme dans la version symphonique, il y a un long passage en style Scruggs qui fait vraiment le pont entre bluegrass et musique classique. Avec cette œuvre, Gershwin avait l’ambition d’associer musique classique et jazz. Les phrasés jazz sont habilement repris par Cleveland et Moses. Sierra Hull et Bryan Sutton y ajoutent une touche manouche. C’est délicat, virtuose et intelligent. La version blues est une adaptation beaucoup plus libre (et beaucoup plus courte) de l’œuvre de Gershwin. Il y a même un solo de basse de Victor Wooten. Béla Fleck et Jerry Douglas sont en vedette, Sam Bush ayant davantage un rôle rythmique.

 

Chris JONES & the NIGHT DRIVERS

"Pages In Your Hand" 

Avec six titres seulement, Pages In Your Hand est ce qu’on appelle un EP (Extended Playing). C’est le second disque de Chris Jones avec la formation actuelle des Night Drivers soit Mark Stoffel (mandoline), Grace Van’t Hof (banjo) et Marshall Wilborn (contrebasse). Il n’y a que deux titres avec banjo, deux compositions de Chris Jones, dont The Price of Falling, chanson bluegrass typique qui devrait lui valoir une bonne diffusion dans les émissions bluegrass. Carley Arrowood est au fiddle sur le countrygrass Pages In Your Hand. Billy Cardine est en vedette au dobro dans la marche swing Blow Whistle composée par Wilborn. Les Night Drivers reprennent également un gospel peu connu de Ralph Stanley, Step Out In The Sunshine. Chris Jones est un bon chanteur mais à la voix plutôt monocorde. Il a eu la bonne idée de laisser un titre à Grace Van’t Hof (qui joue de la guitare tenor sur les titres où elle n’est pas au banjo). Elle a une voix très particulière, nasale, qui convient aux vieilles chansons country, idéale pour reprendre Those Gambler’s Blues de Jimmie Rodgers



Junior SISK

"If There’s A Will There’s A Way"

Depuis bientôt 30 ans (l’album de Wyatt Rice & Santa Cruz en 1996), Junior Sisk est une des principales voix du bluegrass classique. Typique, nasillarde et plutôt aiguë mais sans excès et avec beaucoup de nuances dans l’interprétation. Après une bonne dizaine d’années à la tête du groupe Rambler’s Choice (qu’il avait fondé avec son cousin le songwriter Tim Massey en 1997 et reformé en 2007 après une interruption consécutive à un accident de la route), Junior Sisk avait décidé en 2017 de continuer en solo. Mais depuis trois albums, c’est la même excellente équipe qu’on retrouve sur ses enregistrements et qui l’accompagne en tournée : Le couple Tony et Heather Mabe (banjo et guitare), le mandoliniste Johnathan Dillon (fidèle depuis Rambler’s Choice) et le contrebassiste Curt Love (depuis 2022 et l’album Lost & Alone – cf. mars 2023). Pour If There’s A Will There’s A Way, ils sont accompagnés par Tim Crouch au fiddle. Un album tous les deux ans, dix titres par album, à peine plus de trente minutes de musique, Junior Sisk ne se tue pas à la tâche mais la qualité est là. Du bluegrass bien rythmé, dynamique avec These Are They et Old Cold Shoulder, du classique typique des thèmes country (Nothing’s Good About Goodbye), une bonne adaptation d’un titre de Roger Miller (A Man Like Me) avec la contribution discrète de Dan Tyminski (même discrétion pour Ricky Skaggs sur le gospel des Stanley Brothers Memories of Mother). J’ai mis un peu de temps à apprécier Long Hard Road (de Rodney Crowell) tant j’ai la version de Nitty Gritty Dirt Band dans l’oreille mais l’interprétation en douceur de Sisk finit par s’imposer et c’est vraiment une jolie chanson. Même phénomène pour Bluegrass Country interprété par Heather Mabe. La version de Del McCoury (sur l’album Del & The Boys, un des chefs-d’œuvre de l’histoire du bluegrass) est tellement splendide qu’il faut être téméraire pour s’attaquer à ce titre. Mais, ici encore, il suffit de quelques écoutes pour apprécier l’excellente interprétation de Heather Mabe. Citons encore What A Wonderful Life, un midtempo rythmé, bien chanté par Sisk. Il y a de jolis trios sur les refrains (These Are They, If There’s A Will There’s A Way), les arrangements sont classiques mais très bien joués. Je n’aurais pas été contre une paire de chansons en plus.